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un de ses compagnons de la veille, le traître Holser, qui guidait ce détachement et qui déjà se dirigeait vers la porte du châlet où il s’était réfugié, il embrassa l’ami qui l’avait caché et qu’il craignait de compromettre, grimpa sur le toit du châlet, de ce toit sauta sur un rocher, de ce rocher gagna l’Alpe voisine, et, grace à sa merveilleuse agilité, tandis que les ennemis le cherchaient encore dans la maison de Dux, il gravissait déjà l’une des cimes les plus élevées du voisinage. Il ne prit de repos que lorsqu’il fut parvenu bien au-delà de la région des sapins et à la limite des neiges.

Pendant les vingt-sept jours suivans, ses ennemis, toujours sur sa piste, lui firent une chasse furieuse et furent vingt fois sur le point de le prendre ; mais Speckbaker était aussi opiniâtre que ses adversaires : il était plus adroit qu’eux, et, grace à la parfaite connaissance qu’il avait du pays et à son admirable présence d’esprit, il leur échappa toujours. On a peine à comprendre comment il put résister, pendant tant de jours, à la fatigue, au froid et à la faim. La faim surtout le réduisit aux plus terribles extrémités. Il ne pouvait se procurer de vivres que par surprise, et une fois il resta quatre jours entiers sans rien manger. Ces cruelles épreuves avaient épuisé ses forces, sans que pour cela sa constance fût ébranlée. Il sentit cependant qu’un plus long séjour dans la montagne était impossible, et qu’il fallait se rapprocher des lieux habités. Il trompe alors la surveillance des deux détachemens bavarois qui le serraient de plus près et redescend par la vallée de Volders, vers les rives populeuses de l’Inn. Comme il traversait une forêt, aux environs de Talferberg, il rencontra sa femme et ses enfans qui, obligés de fuir de ce dernier village, où on avait voulu les saisir comme otages, erraient à l’aventure, ne sachant où reposer leur tête. Cette rencontre fut déchirante ; le brave chef embrassa en pleurant des êtres qui lui étaient si chers et qu’il ne croyait plus revoir, et, mettant toute sa sollicitude d’époux et de père à les guider dans la montagne, il les conduisit, par des sentiers peu fréquentés, au hameau de Volsberg, où tous restèrent quelque temps cachés.

Cependant, depuis que les Bavarois avaient perdu les traces de Speckbaker, le désir de s’emparer de sa personne était plus vif encore. Le prix promis à celui qui le livrerait avait été doublé ; 700 florins devaient être la récompense de cette trahison. L’indiscrétion d’un ami, la faiblesse de l’un de ces pauvres paysans que la guerre avait réduit à la misère la plus affreuse, et que devait tenter une somme aussi considérable, pouvaient perdre Speckbaker. Il se décida à quitter encore une fois sa femme et ses enfans et à reprendre la vie aventureuse du proscrit.

On était au cœur de l’hiver, qui sévissait avec une extrême rigueur ; les neiges couvraient en grande partie les monts du voisinage. Speckbaker, qui n’avait plus seulement à lutter contre les embûches et les entreprises des hommes, mais aussi contre l’inclémence de la saison, sentit bien qu’il ne pouvait tarder à succomber, si, fatigué par les courses du jour, il était