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À cette vue, les montagnards de Speckbaker poussent des cris de joie et sentent redoubler leur ardeur. Mais cette fois ils joignent la tactique au courage, ils laissent quatre mille Bavarois de l’avant-garde de Lefebvre traverser les premiers ponts de la vallée et pénétrer dans la gorge de Stilfes. L’escarpement des monts qui les environnent, la solitude et le profond silence qui règnent autour d’eux, et par-dessus tout le souvenir de la résistance désespérée que les montagnards avaient opposée à leurs camarades, frappent d’une secrète terreur ces hommes ordinairement si résolus. Ils marchent en silence, s’arrêtent brusquement, prêtent l’oreille au moindre bruit qui arrive de la montagne, repartent, mais pour s’arrêter bientôt de nouveau, sans se rendre ni aux prières ni aux menaces de leurs officiers, qui comprennent, comme eux, toute l’étendue du danger, et qui veulent les pousser en avant pour en triompher plus sûrement.

Tout à coup une voix qui semble partir des entrailles de la montagne fait entendre ces redoutables paroles : — Étienne, est-il temps ? — Non, pas encore, répond une autre voix ; et tout rentre dans le silence.

On s’arrête, on délibère, on informe le maréchal Lefebvre de cette circonstance, et on attend de nouveaux ordres.

Dites à ces j.-f. que nous les suivons, et que s’ils ne veulent pas passer, nous allons les éperonner, avait répondu Lefebvre. Les Bavarois se remettent donc en marche ; mais à peine ont-ils fait quelques centaines de pas, que la même voix s’écrie : — Hans ! au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, lâchez tout ! Aussitôt arbres, rochers, terrain, toute une partie de la montagne semble s’ébranler avec un bruit égal au bruit du tonnerre, et, avant que les Bavarois aient eu le temps de fuir, ou seulement de lever la tête, la redoutable avalanche les atteint et les écrase ; chaque arbre, chaque roche laisse, en tombant, de larges vides dans leurs rangs ; des compagnies entières sont broyées contre les rochers qui bordent le chemin ; d’autres sont emportées dans le précipice, et noyées dans le torrent.

Au même instant, de toutes les pentes voisines, les Tyroliens ouvrent un feu meurtrier sur ceux que l’éboulement a épargnés. Les premiers rangs se rejettent en désordre sur les derniers, tous fuient, et bientôt trois mille hommes, courant à la débandade, se précipitent sur le corps de Lefebvre, qui les suivait. Alors la confusion la plus horrible envahit cette malheureuse armée, entassée dans ce défilé. Entraînés par leurs camarades, les soldats du centre et de l’arrière-garde jettent leurs armes sans avoir vu l’ennemi et fuient avec eux : canons, bagages, munitions, tout est abandonné dans le ravin. Cavaliers, fantassins, Français, Saxons, Bavarois, ne forment plus qu’une masse confuse. Cette foule effrayée traverse Sterzing sans s’arrêter, couvre les routes du Brenner, et fuit vers Inspruck, harcelée par les montagnards d’Hofer qui venait de se réunir aux soldats de Speckbaker et d’Haspinger.

Lefebvre, après avoir vainement tenté de rallier les fuyards, fut entraîné dans leur déroute. Deux fois il fut sur le point d’être pris par l’ennemi, et