Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/243

Cette page a été validée par deux contributeurs.
239
JOSEPH SPECKBAKER.

de Hall. À Wolders, à Rinn et à Dux, on ne parlait que des aventures et des exploits de Joseph, et les pâtres du Patscher-Kofel célébraient avec enthousiasme les merveilleuses actions du jeune braconnier.

Nous ne nous étendrons pas sur l’histoire des premières années de la vie de Speckbaker ; quand il s’agit de la jeunesse d’hommes que leur esprit ou leurs actions ont élevés au-dessus du vulgaire, ces hommes fussent-ils même nos contemporains, la fable se mêle trop souvent à la vérité. Nous ne citerons qu’un seul fait, que des informations prises sur place nous font regarder comme bien avéré ; ce fait doit donner à la fois une juste idée du courage, de l’adresse et de la force du jeune Tyrolien ; c’est pour cela que nous le choisissons entre cent.

Speckbaker, nous l’avons dit, préférait l’air des montagnes aux bancs de l’école ; mais comme il ne pouvait pas cependant passer tout son temps à chasser dans les bois, quelquefois il menait paître, sur les collines du voisinage, les troupeaux des parens qui l’avaient recueilli. Un jour qu’il conduisait leurs brebis sur les pentes du Patscher-Kofel, Joseph, alors âgé de douze ans, aperçut, à travers les branches d’arbustes sous lesquels il s’était couché pour se garantir de la chaleur du jour, un vautour des Alpes (lammergeier), qui planait, à une grande hauteur, au-dessus de son troupeau. L’enfant observa d’abord d’un œil distrait le vol de l’oiseau ; puis, comme il le vit se rapprocher insensiblement en tournoyant dans les airs, il attacha un regard perçant sur chacun de ses mouvemens, et comprit, d’après sa manœuvre, que le vautour convoitait quelqu’une de ses brebis qui s’était écartée de la bande sans qu’il l’eût vue. Au lieu de se montrer et de chercher à écarter, par ses cris, son monstrueux ennemi (le lammergeier, armé d’ongles crochus et acérés, et dont les ailes déployées ont quelquefois jusqu’à dix-huit pieds d’envergure), l’enfant conçut aussitôt l’audacieux projet de lutter avec lui d’adresse et de force, et s’il se pouvait, de le prendre vivant. Sans perdre de vue l’oiseau qui descendait toujours, et, faisant en sorte de ne pas être aperçu, il se glisse sous les broussailles les plus épaisses, à travers les herbes hautes, vers le point où paraissait tendre le vol du vautour. Là, dans un petit pré, découvert en partie, paissait la brebis qui s’était écartée du troupeau. Speckbaker, toujours caché par les broussailles, s’approche d’elle le plus possible, et quand il est arrivé à la limite du fourré et qu’il ne peut plus s’avancer sans être découvert, il s’arrête et il attend.

Dans ce moment, le vautour avait suspendu son vol et planait. Bientôt, soit qu’il eût aperçu quelque chose, soit plutôt qu’après avoir reconnu sa proie, il voulût se replacer à distance pour prendre son élan et la mieux accabler, il remonta lentement dans les airs. Parvenu à une grande hauteur, il s’arrêta, parut immobile et comme cloué au ciel.

Speckbaker cependant ne se découragea pas. Il pensa qu’en s’éloignant, son ennemi, qui peut-être soupçonnait sa présence, avait voulu ruser avec