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pinger, les Speckbaker et l’aubergiste André Hofer ne sont certes pas des hommes ordinaires. La mémoire de ce dernier a seule échappé à l’oubli ; celle de ses compagnons mérite d’en être tirée. L’histoire encore inédite de ces braves formerait certainement l’une des plus singulières chroniques de ce siècle si fécond en évènemens. Nous avons tenté d’en recueillir les curieux élémens. Déjà nous avons raconté ailleurs[1] l’histoire du fameux André Hofer ; aujourd’hui nous voudrions faire connaître celui de ces braves qui, après l’aubergiste du Passeyer-Thal, a laissé, dans le Tyrol, les souvenirs les plus chers et les plus glorieux. Cet homme, c’est Joseph Speckbaker.

Joseph Speckbaker, surnommé le Diable de feu (der Feuer Teufel), naquit à Gnadenwall, petit village aux environs de Hall dans le Tyrol, en 1768. Son père, fournisseur de bois des salines de cette ville, jouissait d’une certaine aisance ; il mourut avant d’avoir pu s’occuper de l’éducation de son fils ; sa femme le suivit bientôt dans la tombe, et Joseph, à peine âgé de six ans, privé de leur appui, fut confié à des parens éloignés qui durent singulièrement négliger leur pupille, puisqu’ils ne lui apprirent pas même à lire et à écrire.

Speckbaker cependant paraissait doué des plus heureuses dispositions. Mais, peut-être l’extrême activité de son esprit, sa pétulance et son caractère indépendant le rendaient-ils incapable d’application et de toute étude suivie ; peut-être l’exemple dangereux de compagnons la plupart plus âgés que lui le détournait-il de goûts sérieux, d’occupations sédentaires. Ardens chasseurs, braconniers infatigables, la poursuite du chamois, du bouquetin ou du coq de bruyère, remplissait chacune des journées des jeunes Tyroliens de cette époque. La chasse était pour eux un travail, un plaisir, un besoin ; elle absorbait toutes leurs pensées, toutes leurs facultés. Ils passaient dans les forêts et au milieu des neiges des montagnes le temps que, de nos jours, leurs petits-enfans passent dans les écoles de village. Habitués aux privations, rompus aux fatigues, oublieux du danger, leurs corps s’aguerrissaient comme leurs ames. C’est à ce rude apprentissage que se formèrent ces terribles landsturms, qui seules tinrent tête aux vainqueurs de l’Europe.

Bientôt, grace à sa vigueur précoce ; à son audace, ou plutôt à une certaine témérité imprévoyante qui ne lui laissait pas même soupçonner la présence du danger, Speckbaker, quoique le plus jeune, se distingua entre tous ses compagnons d’aventures. Son coup d’œil était perçant, sa main sûre, ses membres infatigables ; son esprit, inventif comme celui de tous les Tyroliens, n’était jamais à bout de ressources ; il suppléait à la force par l’adresse ; il savait, dans l’occasion, joindre la ruse à l’audace aussi, rarement une proie placée à sa portée pouvait-elle échapper à ses piéges ou à ses coups. Son nom ne tarda pas à devenir fameux dans les montagnes des environs

  1. Voyages dans le Tyrol, tom. ii, pag. 30.