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DE LA RUSSIE.

Un ukase de l’impératrice Catherine défendait de prêter plus de 5 roubles argent à un serf. Le comte Scheremetieff a aujourd’hui sur ses terres des serfs qui possèdent plus de 300,000 roubles. Quelques-uns se rachètent. Il y a quelque temps, un marchand se fit annoncer chez un ministre, qui recevait en ce moment un voyageur français. Le marchand portait le portrait de l’empereur au cou, suspendu à un large ruban d’honneur, et l’ordre de Saint-Vladimir. « Je n’ai rien à vous demander, dit le marchand ; je suis un tel, votre serf qui a racheté sa liberté il y a neuf ans. J’ai fait le commerce, et comme je suis venu vendre à Pétersbourg un convoi de farine qui m’appartient, je n’ai pas voulu partir sans me présenter devant vous. — Très bien, dit le ministre. Et combien peut valoir votre convoi ? — De 250 à 300,000 roubles environ. » Beaucoup de serfs affranchis ou non se trouvent dans ce cas.

Quelques-uns de ces serfs (on peut dire même la plus grande partie d’entre eux) refusent leur liberté par un calcul qui tient à l’état même d’esclavage. Ils perdent, en s’affranchissant, le patron à qui ils appartiennent ; et qui leur accorde une protection souvent encore très nécessaire dans l’état actuel de la Russie. Quant à ceux qui cultivent la terre, il faudrait quitter celle qu’ils ont. En venant prendre le poste d’ambassadeur à Saint-Pétersbourg, lord Durham passa par Constantinople, comme on sait, et traversa toute la Russie. Il fit un séjour chez le comte Gourieff, et fut témoin du refus d’affranchissement de ses serfs. Le comte avait la pensée d’affermer ses terres à des hommes libres, afin d’être payé plus régulièrement. Il offrit à ses paysans de leur vendre la liberté, puis de la leur donner, et il n’éprouva que des refus à toutes ces propositions. Les serfs demandèrent qu’on leur donnât des terres avec la liberté, car ils se sont accoutumés à regarder comme leur propriété la terre qu’ils cultivent de père en fils. Voilà un des grands obstacles qui s’opposent à l’affranchissement, et il faut cependant que l’affranchissement s’opère avant l’époque où les idées d’indépendance viendront d’elles-mêmes aux serfs, car alors l’affranchissement qu’ils se donneraient serait accompagné de spoliation. J’ai trouvé cette crainte généralement répandue dans toute la Russie.

Les idées libérales marchent donc par la crainte même en Russie, où l’on affranchit les paysans pour qu’ils ne s’emparent pas des terres, et où on les élève à la bourgeoisie pour diminuer la puissance aristocratique de la grande propriété.

Aujourd’hui les paysans (moujiks) se divisent en trois principales