Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/98

Cette page a été validée par deux contributeurs.
92
REVUE DES DEUX MONDES.

ville, personnage politique fort oublié, que Voltaire, dans cette lettre, accable de louanges, en lui adressant le malin auteur de Gulliver.

Retenu par Bolingbroke, Swift ne partit pas ; et Voltaire, qui ne négligeait rien, lui demanda bientôt à son tour de recommander en Irlande son poème de la Ligue, qu’il réimprimait sous le titre de Henriade. Il lui écrivait pour cela de jolies lettres, en assez bon anglais, et lui envoyait dans la même langue son Essai sur les guerres civiles de France.

Je n’ai pas vu, lui disait-il dans une de ces lettres, M. Pope cet hiver ; mais j’ai vu le 3e volume des Mélanges, et plus je lis vos ouvrages, plus je suis honteux des miens.

Je ne sais si la Henriade eut de nombreux souscripteurs en Irlande ; mais parmi la haute société de Londres, cette publication fut très favorisée, et Voltaire, qui, avec son goût habituel d’entreprises financières, venait d’aventurer beaucoup d’argent sur la mer du Sud, se vit dédommagé par sa spéculation épique.

Ce qui valait mieux pour le poète, c’était l’inspiration qu’il recevait de l’Angleterre. Avec l’esprit de liberté, il voyait partout à Londres le sentiment de la dignité des sciences, et le respect des lumières. Il faut en convenir, les minces faveurs que le talent et la gloire pouvaient obtenir en France, une invitation à Fontainebleau, une pension sur la cassette, une place à l’Académie, tout cela devait paraître peu de chose à Voltaire, en comparaison des récens souvenirs du ministère d’Addison, de la diplomatie de Prior, et de l’influence de Swift.

Pendant son voyage même, Voltaire avait pu voir un autre exemple des grands honneurs que l’Angleterre réservait au génie. Newton mourut le 20 mars 1727. Après que son corps eut été exposé aux flambeaux sur un lit de parade, comme le corps d’un souverain, on le porta dans la sépulture royale de Westminster, suivi d’un immense cortége où marchaient les plus grands seigneurs de l’Angleterre, le chancelier, les ministres, et qu’entourait le respect public. Voltaire, qui dès-lors étudiait les grandes découvertes de Newton, en même temps que le théâtre anglais, fut sans doute frappé de ce glorieux spectacle, et de cette apothéose décernée au génie par la raison d’un peuple éclairé. On ne peut douter même qu’il n’ait gardé souvenir des beaux vers que fit alors le poète