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POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.

on rencontre la demeure de Rahbek, autre poète chéri des Danois. Il avait réalisé le vœu de Rousseau : il s’était bâti, au penchant de la colline, une maison blanche avec des volets verts ; mais la maison a aussi changé de maître. Le poète dort près de là, sous le monument pieux que ses amis lui ont élevé.

La route de Frederiksberg aboutit au parc réservé, au Laendermark. C’est une grande forêt de hêtres, silencieuse, imposante, et ouverte de tous côtés aux plus beaux points de vue. De là, on aperçoit tour à tour et la ville avec les clochers aigus qui la dominent, les flots de la mer qui la baignent, et la plaine toute verte avec ses villages de pêcheurs et ses moulins à vent ; puis le château bâti sur le modèle de Frascati, et l’autre parc ouvert au public, traversé par la foule, Champs-Élysées et Bois de Boulogne des habitans de Copenhague. Mais quand on s’enfonce dans la forêt, tout est calme et recueillement ; toute trace de la foule disparaît, tout bruit cesse ; et le poète, abrité sous le large dôme des hêtres, peut se livrer en toute liberté à ses rêveries. Le parc est réservé à la famille royale ; mais le roi en a donné la clé au poète. C’est là qu’il a trouvé, jeune homme, ses premières inspirations ; c’est là qu’il est revenu dans l’âge mûr les renouer et les poursuivre.

Un soir d’été, je visitais avec lui cette forêt dont il a fait sa retraite favorite ; et quand nous arrivâmes à l’endroit d’où l’on découvre d’un côté la demeure royale, et un peu plus bas l’église du village et le cimetière : « Je suis ici, me dit-il, entre la vie et la mort ; ici est le souvenir de mon enfance, là sont ensevelis ceux que j’ai aimés. » Nous parcourûmes ensemble les grandes cours, les salles voûtées du château, et il me montrait la chambre qu’il avait occupée, et il se rappelait, avec une joie mélancolique, ses jeux d’enfant dans les corridors, ses premiers rêves dans le jardin. Mais quand nous arrivâmes à l’entrée du cimetière, il se tut un instant comme pour se recueillir, puis il me dit : « Ici est ma cicatrice et ma blessure. Ma cicatrice, c’est le souvenir de mes parens ; le temps a calmé peu à peu la douleur que leur mort m’a causée. Ma blessure, la voilà. »

Je me trouvais en face d’une tombe, revêtue de gazon, couronnée de fleurs. Sur une plaque de marbre, je lus ces mots : Charlotte Phister, née Œhlenschlœger. C’était sa fille. Il me serra la main et il pleura. Je le regardai avec attendrissement, car je savais