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MAUPRAT.

avec force, avec exclusion, avec persévérance. Je t’ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard ! et le ciel qui nous eût maudits si j’eusse sacrifié mon père, nous récompense aujourd’hui en nous donnant éprouvés et invincibles l’un à l’autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j’ai senti que je pouvais attendre, parce que j’avais à t’aimer long-temps, et que je ne craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l’avoir satisfaite, comme font les passions dans les ames faibles. Nous étions deux caractères d’exception ; il nous fallait des amours héroïques, les choses ordinaires nous eussent rendus méchans l’un et l’autre.

xxx.

Nous revînmes à Sainte-Sévère à l’expiration du deuil d’Edmée, époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette province où nous avions éprouvé l’un et l’autre de si profonds dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous ne sentirions jamais le besoin d’y revenir ; et pourtant telle est la force des souvenirs de l’enfance, et le lien des habitudes domestiques, qu’au sein d’un pays enchanteur et qui ne nous rappelait aucune amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d’Edmée fut de cueillir les plus belles fleurs du jardin et d’aller les déposer à genoux sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée, et nous y fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition jusqu’à la faiblesse, mais c’était une faiblesse noble et une sainte vanité.

Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village et la noce se fit en famille ; aucun autre qu’Arthur, l’abbé, Marcasse et Patience ne s’assit à notre banquet modeste. Qu’avions-nous besoin de spectateurs étrangers à notre bonheur ? Ils eussent peut-être cru nous faire une grace en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille. Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs avaient autant d’amitiés qu’ils en pouvaient contenir. Nous étions trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contens les uns des autres pour aspirer à quelque