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MAUPRAT.

rique, et pendant les six ans qu’il y passa, ses lettres le montrèrent fort amendé. Quand il revint, mademoiselle avait pris son parti d’être vieille fille, et elle était redevenue très tranquille. M. Bernard paraissait devenu, de son côté, assez bon enfant. Mais à force de la voir tous les jours, et d’être sans cesse appuyé sur le dos de son fauteuil, ou de lui dévider des écheveaux de laine, en lui parlant tout bas pendant que son père dormait, voilà qu’il en est redevenu si amoureux que la tête lui en a parti. Je ne veux pas trop l’accuser, le pauvre malheureux, et crois que sa place est aux Petites-Maisons plutôt qu’à la potence. Il criait et rugissait toute la nuit, et lui écrivait des lettres si bêtes, qu’elle les lisait en souriant, et les mettait dans sa poche sans y répondre. Au reste, en voici une que j’ai trouvée sur elle quand je l’ai déshabillée après le malheureux évènement : elle a été percée par une balle et tachée de sang ; mais on peut encore en lire assez pour voir que monsieur avait souvent l’intention de tuer mademoiselle.

Elle déposa sur le bureau un papier demi-brûlé, demi-sanglant, qui produisit sur les assistans un mouvement d’horreur, sincère chez quelques-uns, affecté chez beaucoup d’autres.

Avant qu’on le lût, elle acheva sa déposition, et la termina par des assertions qui me troublèrent profondément, car je ne distinguais plus la limite entre la réalité et la perfidie. Depuis son accident, dit-elle, mademoiselle a toujours été entre la vie et la mort. Elle n’en relèvera certainement pas, quoi qu’en disent messieurs les médecins. J’ose dire que ces messieurs, ne voyant la malade qu’à de certaines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi, qui ne l’ai pas quittée une seule nuit. Ils prétendent que les blessures vont bien, mais que la tête est dérangée. Je dis, moi, que les blessures vont mal, et que la tête va mieux qu’on ne dit. Mademoiselle déraisonne fort rarement, et si elle a à déraisonner, c’est en présence de ces messieurs, qui la troublent et l’effraient. Elle fait alors tant d’efforts pour ne pas sembler folle, qu’elle le devient. Mais sitôt qu’on la laisse seule avec moi ou avec Saint-Jean, ou avec M. l’abbé, qui a fort bien pu dire ce qui en est, s’il l’a voulu, elle redevient calme, douce, sensée comme à l’ordinaire. Elle dit qu’elle souffre à en mourir, bien qu’elle prétende avec messieurs les médecins qu’elle ne souffre presque plus. Elle parle alors de son meurtrier avec la générosité qui convient à une chré-