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MAUPRAT.

— Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement ; mon père me l’a permis. Laisse-moi tranquille, te dis-je ; je te donne sur les doigts, si tu arrêtes mon cheval.

— Laisse-moi du moins te suivre, lui dis-je en la serrant de près, ton père me l’a ordonné, et je ne suis là que pour me tuer, s’il t’arrive malheur.

Pourquoi étais-je obsédé par ces idées sinistres, moi qui avais vu si souvent Edmée courir à cheval dans les bois ? Je l’ignore. J’étais dans un état bizarre ; la chaleur de midi me montait au cerveau, et mes nerfs étaient singulièrement excités. Je n’avais pas déjeuné, me trouvant dans une mauvaise disposition en partant, et pour me soutenir à jeun, j’avais avalé plusieurs tasses de café mêlé de rhum. Je sentais alors un effroi insurmontable ; puis, au bout de quelques instans, cet effroi fit place à un sentiment inexprimable d’amour et de joie. L’excitation de la course devint si vive que je m’imaginai n’avoir pas d’autre but que de poursuivre Edmée. À la voir fuir devant moi, aussi légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient sans bruit sur la mousse, on l’eût prise pour une fée apparaissant en ce lieu désert pour troubler la raison des hommes et les entraîner sur ses traces au fond de ses retraites perfides. J’oubliai la chasse et tout le reste. Je ne vis qu’Edmée ; un nuage passa devant mes yeux, je ne la vis plus, mais je courais toujours ; j’étais dans un état de démence muette, lorsqu’elle s’arrêta brusquement.

— Que faisons-nous ? me dit-elle. Je n’entends plus la chasse, et j’aperçois la rivière. Nous avons trop donné sur la gauche.

— Au contraire, Edmée, lui répondis-je sans savoir un mot de ce que je disais ; encore un temps de galop et nous y sommes.

— Comme vous êtes rouge ! me dit-elle. Mais comment passerons-nous la rivière ?

— Puisqu’il y a un chemin, il y a un gué, lui répondis-je. Allons, allons !

J’étais possédé de la rage de courir encore ; j’avais une idée, celle de m’enfoncer de plus en plus dans le bois avec elle ; mais cette idée était couverte d’un voile, et lorsque j’essayais de le soulever, je n’avais plus d’autre perception que celle des battemens impétueux de ma poitrine et de mes tempes.

Edmée fit un geste d’impatience. — Ces bois sont maudits ; je