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MAUPRAT.

avant moi, jeune homme ! s’écria le prieur avec une affectation de franchise, et en s’emparant de mes mains, que je ne sentais pas sans dégoût dans les siennes ; j’ai une grace à vous demander au nom de la charité, au nom du sang qui coule dans vos veines… Je dégageai une de mes mains, et le prieur, voyant l’expression de mon mécontentement, changea sur-le-champ de langage avec une souplesse admirable. — Vous êtes homme du monde, je le sais. Vous avez à vous plaindre de celui qui fut Jean de Mauprat et qui s’appelle aujourd’hui l’humble frère Jean Népomucène. Mais si les préceptes de notre divin maître Jésus-Christ ne vous portent pas à la miséricorde, il est des considérations de décence publique et d’esprit de famille, qui doivent vous faire partager mes craintes et mes efforts. Vous savez la résolution pieuse, mais téméraire, qu’a formée frère Jean ; vous devez vous joindre à moi pour l’en détourner, et vous le ferez, je n’en doute pas. — Peut-être, monsieur, répondis-je froidement ; mais ne pourrais-je vous demander à quels motifs ma famille doit l’intérêt que vous voulez bien prendre à ses affaires ? — À l’esprit de charité qui anime tous les serviteurs du Christ, répondit le moine avec une dignité fort bien jouée.

Retranché derrière ce prétexte, à la faveur duquel le clergé s’est toujours immiscé dans tous les secrets de famille, il lui fut aisé de mettre un terme à mes questions ; et sans détruire le soupçon qui combattait contre lui dans mon esprit, il réussit à prouver à mes oreilles que je lui devais de la reconnaissance pour le soin qu’il prenait de l’honneur de mon nom. Il fallait bien voir où il voulait en venir, et ce que j’avais prévu arriva. Mon oncle Jean réclamait de moi la part qui lui revenait du fief de la Roche-Mauprat, et le prieur était chargé de me faire entendre que j’avais à opter entre une somme assez considérable à débourser (car on parlait du revenu arriéré de mes sept années de jouissance, outre le fonds d’un septième de propriété) et l’action insensée qu’il prétendait faire, et dont l’éclat ne manquerait pas de hâter les jours du vieux chevalier et de me créer peut-être d’étranges embarras personnels. Tout cela me fut insinué merveilleusement, sous les dehors de la plus chrétienne sollicitude pour moi, de la plus fervente admiration pour le zèle du trappiste, et de la plus sincère inquiétude pour les effets de cette ferme résolution.