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rement du caractère des personnages. Étant donnée la simplicité des acteurs, il est facile de prévoir et d’affirmer la simplicité de l’action. Si les acteurs obéissent exclusivement à une seule passion, l’action où ils s’engageront ne pourra jamais se compliquer au point de substituer la curiosité à l’intérêt ; et, en effet, rien de pareil n’arrive jamais dans la tragédie antique ; du moins Sophocle n’offre pas un seul exemple d’une pareille faute. Il serait possible, sans doute, de relever dans Euripide un grand nombre de scènes qui contredisent formellement ce que je dis de l’action tragique ; mais Euripide est loin d’exprimer l’art grec dans toute sa pureté. Quoiqu’il fût contemporain de Sophocle, il ne se proposait pas le même but, et il n’employait pas les mêmes moyens pour agir sur son auditoire. C’est dans Sophocle qu’il faut chercher le type le plus élevé de la tragédie antique ; la grandeur d’Eschyle inspire plus d’effroi que d’admiration. Sa virilité a quelque chose de titanien, et d’ailleurs il ne paraît pas avoir soupçonné un élément que Sophocle a mis en œuvre avec une habileté toute puissante, je veux dire l’élément féminin. S’il était possible de croire un instant que la simplicité de la fable s’oppose à l’expression pathétique, Sophocle réfuterait victorieusement cette croyance. Il n’y a pas une des tragédies de ce maître illustre dont l’action ne soit intelligible pour un enfant de douze ans ; mais dans aucun de ces ouvrages la simplicité des ressorts ne ralentit le mouvement. Le Destin, supérieur à la volonté même des dieux, pourrait, en étreignant d’une main violente toutes les parties de l’action, la simplifier jusqu’à l’immobilité. Mais la gloire de Sophocle est précisément d’avoir vaincu le Destin, ou du moins d’avoir rendu aux dieux et aux hommes une part de liberté ; s’il n’a pas donné aux habitans de l’Olympe et de la terre l’indépendance attribuée par le christianisme au Créateur et à la première de ses créatures, il est juste cependant de reconnaître qu’il a fait faire un grand pas à la tragédie, en mettant l’élément divin et l’élément humain en regard de l’élément fatal, au lieu de mettre les dieux et les hommes sous les pieds du Destin. Œdipe, conduit à l’inceste et au parricide par une puissance inconnue, est plus près de la piété, plus près de la liberté, que Prométhée enchaîné.

Entre Sophocle et Shakespeare il y a la différence de la simplicité et de la complexité. En effet les personnages de Shakespeare ne