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DU THÉÂTRE MODERNE EN FRANCE.

raires. Il règne dans l’expression de la passion à laquelle ils appartiennent tout entiers je ne sais quelle majesté sûre d’elle-même et de sa puissance, qui dédaigne d’appeler à son aide une passion rivale. C’est à l’unité idéale des héros de Sophocle qu’il faut rapporter l’harmonie constante, l’élégance soutenue de toutes les paroles qu’ils prononcent. Comme ils ne songent jamais à exprimer plusieurs sentimens à la fois, il n’y a pas lieu de s’étonner s’ils traduisent avec une limpidité lumineuse le sentiment qui les domine. Face à face avec une idée qu’ils contemplent fidèlement, ils trouvent pour la peindre, pour l’expliquer à l’auditoire une série opulente de tropes, une multitude empressée d’images, qui saisissent l’idée au passage pour la revêtir et la parer.

Le chœur de la tragédie antique, pour être bien compris, ne doit pas être envisagé comme un personnage ; car il est bien rare qu’il se mêle à l’action. Le chœur est une ode vivante qui se charge d’exprimer dans la strophe et l’antistrophe, non-seulement les sentimens qui animent les personnages de la pièce, mais encore une partie de ceux qui s’éveillent dans l’ame des spectateurs. À proprement parler, il joue le rôle d’interprète. Tantôt, il explique à l’auditoire ce que les acteurs, dominés par la passion personnifiée en eux, n’ont pas le loisir de révéler, et dans ce cas il complète, sinon dramatiquement, du moins intellectuellement l’œuvre du poète ; tantôt il se sépare de la pièce et des acteurs pour expliquer à l’auditoire l’auditoire lui-même. Quoiqu’il demeure sur le théâtre, il oublie pourtant la place qu’il occupe pour présenter sur l’action, un instant suspendue, les réflexions des spectateurs. Il est évident que le chœur, ainsi compris, n’appartient pas directement à l’œuvre tragique, et ne peut ni accroître ni diminuer la vraisemblance de la pièce. Il lui arrive rarement de se passionner, et lorsqu’il se décide à partager l’entraînement de l’acteur, la sympathie revêt chez lui le caractère de l’approbation ; les accens de sa colère ou de son désespoir n’ont presque rien d’humain, et ressemblent à la voix divine. Je ne crois pas que le chœur signifie nécessairement l’enfance de l’art dramatique. Cette intervention de l’intelligence libre et clairvoyante dans la double lutte des acteurs entre eux et du poète contre l’auditoire me paraît, au contraire, appartenir à une littérature très avancée.

Quant à la fable de la tragédie antique, elle participe nécessai-