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ouvrage ; ils n’ont pu, malgré leur persévérance et leur servilité, lutter un seul jour avec la réalité de la Gazette des Tribunaux. Ils avaient engagé la lutte avec un adversaire invincible, et ils ont été vaincus. Les poètes réalistes auront beau s’évertuer et transcrire les paroles, les regards et le geste des hommes que la passion conduit à l’adultère, au meurtre, au suicide ; ils n’arriveront jamais à égaler la précision d’un juge d’instruction ou d’un greffier. Le plus misérable réquisitoire, l’acte d’accusation le plus maladroit sera toujours plus riche en renseignemens, en scènes ignobles ou sublimes, que les conceptions dramatiques, inspirées par le ministère public. L’acteur le plus habile ne réussira jamais à reproduire toutes les singularités d’un personnage contemporain ; qu’il se propose l’imitation de Mirabeau ou de Napoléon, si l’auteur, en retraçant le caractère de l’orateur ou du capitaine, n’a pas consenti à l’interprétation de la réalité, s’il a voulu obstinément copier le modèle, l’acteur, s’appelât-il Talma, sera toujours au-dessous de Mirabeau, que nos pères ont entendu, au-dessous de Napoléon, que nous avons vu à la tête de ses armées.

Ce que nous disons de la réalité dans la poésie dramatique, nous pourrions le dire avec une égale justesse de la réalité dans la peinture ou la statuaire. En effet, si le peintre, en composant un paysage, se propose de lutter avec la réalité qu’il a sous les yeux ; s’il veut, par exemple, copier toutes les nervures d’une feuille, toutes les fibres d’une fleur, il est évident qu’il sera vaincu. De pareilles tentatives ont été faites à plusieurs reprises, et chacune de ces luttes insensées n’a enfanté que des œuvres sans nom. Que le statuaire, au lieu de chercher dans le marbre les plans généraux, les grandes lignes de la forme humaine, se prescrive, comme un devoir impérieux, de reproduire avec son ciseau tous les pores de la peau, tous les détails de la musculature ; qu’il essaie, fût-ce même en fouillant le Paros, de nous montrer, non pas la forme abstraite, la forme harmonieuse et intelligible de son modèle, mais la forme telle qu’il l’aperçoit, telle qu’elle se révèle à tous les yeux, souple, transparente, animée, s’appelât-il Phidias, il sera vaincu et nous donnera une statue absurde.

Non, la poésie dramatique, pas plus que la peinture ou la statuaire, ne doit se proposer la réalité comme but suprême de ses efforts. Plusieurs fois déjà nous avons exprimé cette affirmation ;