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DU THÉÂTRE MODERNE EN FRANCE.

mais l’élégance et la vigueur du plaidoyer n’ont pas altéré nos convictions. Nous persistons à penser qu’il y aura toujours un immense intervalle entre l’invention et la réalité. La plus belle page de Tacite, mise en scène, pourra très bien ne produire qu’un effet assez médiocre. Pourquoi ? Parce que Tacite s’est proposé de raconter, mais non d’inventer ; parce qu’il n’avait en vue que l’expression de la réalité, parce que la réalité la plus belle n’est pas elle-même un poème complet. Que l’histoire, réduite à ses seules ressources, offre plus d’intérêt et de grandeur que la meilleure partie des pièces enfantées chaque jour, nous ne voulons pas le nier ; car ce serait parler contre l’évidence ; mais ce n’est pas une raison pour prescrire l’identification de l’histoire et de la poésie. Si l’histoire et la poésie n’étaient vraiment qu’une seule et même chose, nous serions forcés d’accepter une conclusion plus que singulière : M. Vitet serait très supérieur à Shakespeare et à Schiller. Les Barricades, les États de Blois et la Mort de Henri III, domineraient Richard III et Jules César, Guillaume Tell et Wallenstein ; car M. Vitet est plus près de l’histoire que Shakespeare et Schiller. Or cette conséquence extrême du principe des réalistes est évidemment inadmissible. Nous ne contesterons jamais la patience ingénieuse qui a présidé aux restitutions de M. Vitet ; mais restituer n’est pas créer, et le poète qui ne crée pas ne mérite pas le nom de poète. Lors même que George Cuvier eût reconstruit par la pensée toutes les espèces zoologiques aujourd’hui effacées de notre globe, ce ne serait pas une raison pour croire qu’il aurait pu créer et mettre en œuvre tous les systèmes anatomiques et physiologiques aperçus par son intelligence. Nous ne voulons pas comparer M. Vitet à George Cuvier, encore moins Shakespeare au créateur du règne animal ; mais si une pareille comparaison pouvait être admise un seul instant, nous dirions, pour éclairer notre pensée, que M. Vitet est à Shakespeare ce que George Cuvier est au Créateur. Non, il n’est pas vrai que l’histoire comprenne la tâche entière de la poésie ; M. Vitet a rigoureusement appliqué la doctrine que nous réfutons, et ses œuvres n’ont pas pris rang parmi les monumens de la poésie. Les amitiés les plus complaisantes n’ont pu persévérer dans leur admiration. Non, il n’est pas vrai que savoir et inventer soient une seule et même chose. Cette affirmation a pu avoir son utilité comme moyen de réagir contre la poésie de pure con-