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calme et répondre avec confiance à l’hospitalité qu’on lui offrait, elle était fort troublée de la présence inattendue de tant d’hommes étranges, de mauvaise mine et grossièrement vêtus. Pourtant, nul soupçon ne lui venait. J’entendis un des Mauprat dire près de moi à Jean : Bon ! tout va bien ; elle donne dans le panneau ; faisons la boire, elle causera. — Un instant, répondit Jean, surveillez-la, l’affaire est sérieuse, il y a mieux à faire ici qu’à se divertir, je vais tenir conseil, on vous appellera pour dire votre avis ; mais ayez l’œil un peu sur Bernard. — Qu’est-ce qu’il y a ? dis-je brusquement en me retournant vers lui. Est-ce que cette fille ne m’appartient pas ? N’a-t-on pas juré sur l’ame de mon grand-père ?… — Ah ! c’est parbleu vrai ! dit Antoine en s’approchant de notre groupe, tandis que les autres Mauprat entouraient la dame. Écoute, Bernard, je tiendrai ma parole à une condition. — Laquelle ? — C’est bien simple ; d’ici à dix minutes tu ne diras pas à cette donzelle qu’elle n’est pas chez la vieille Rochemaure. — Pour qui me prenez-vous ? répondis-je en enfonçant mon chapeau sur mes yeux. Croyez-vous que je sois une bête ? Attendez, voulez-vous que j’aille prendre la robe de ma grand’mère qui est là-haut, et que je me fasse passer pour la dévote de Rochemaure ? — Bonne idée, dit Laurent. — Mais avant tout, j’ai à vous parler, reprit Jean, et il les entraîna dehors après avoir fait un signe aux autres. Au moment où ils sortaient tous, je crus voir que Jean voulait engager Antoine à me surveiller ; mais Antoine, avec une insistance que je ne compris pas, s’obstina à les suivre. Je restai seul avec l’inconnue.

Je demeurai un instant étourdi, bouleversé, et plus embarrassé que satisfait du tête-à-tête ; puis en cherchant à me rendre compte de ce qui se passait de mystérieux autour de moi, je parvins à m’imaginer, à travers les fumées du vin, quelque chose d’assez vraisemblable, quoique pourtant ce fût une erreur complète.

Je crus expliquer tout ce que je venais de voir et d’entendre, en supposant d’abord que cette dame si tranquille et si parée était une de ces filles de Bohême que j’avais vues quelquefois dans les foires ; 2o  que Laurent, l’ayant rencontrée par les champs, l’avait amenée pour divertir la compagnie ; 3o  qu’on lui avait fait confidence de mon état d’ivresse fanfaronne, et qu’on l’amenait pour mettre ma galanterie à l’épreuve, tandis qu’on me regarderait par