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et ils étaient fort lestes, je dois le dire, on passa dans le salon pour jouir du départ de la mariée, qui devait être bientôt conduite à sa chambre, car il était près de minuit.

M. Alphonse me tira dans l’embrasure d’une fenêtre, et me dit en détournant les yeux :

— Vous allez vous moquer de moi… Mais je ne sais ce que j’ai… Je suis ensorcelé ! le diable m’emporte !

La première pensée qui me vint, fut qu’il se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et Mme de Sévigné ;

« Tout l’empire amoureux est plein d’histoires tragiques, etc. »

Je croyais que ces sortes d’accidens n’arrivaient qu’aux gens d’esprit, me dis-je à moi-même.

— Vous avez trop bu de vin de Collioure, mon cher monsieur Alphonse, lui dis-je. Je vous avais prévenu.

— Oui, peut-être. Mais c’est quelque chose de bien plus terrible.

Il avait la voix entrecoupée. Je le crus tout-à-fait ivre.

— Vous savez bien mon anneau ? poursuivit-il après un silence.

— Eh bien ! on l’a pris ?

— Non.

— En ce cas, vous l’avez ?

— Non… Je… je ne puis l’ôter du doigt de cette diable de Vénus.

— Bon, vous n’avez pas tiré assez fort.

— Si fait… Mais la Vénus… Elle a serré le doigt.

Il me regardait fixement d’un air hagard, s’appuyant à l’espagnolette pour ne pas tomber.

— Quel conte ! lui dis-je. Vous avez trop enfoncé l’anneau. Demain vous l’aurez avec des tenailles. Mais prenez garde de gâter la statue.

— Non, vous dis-je. Le doigt de la Vénus est retiré, reployé ; elle serre la main, m’entendez-vous ?… C’est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau… Elle ne veut plus le rendre.

J’éprouvai un frisson subit, et j’eus un instant la chair de poule. Puis, un grand soupir qu’il fit, m’envoya une bouffée de vin, et toute émotion disparut.

Le misérable, pensai-je, est complètement ivre.