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MAUPRAT.

suite de nos violences. La frayeur que nous inspirions agrandissait chaque jour le désert autour de nous. Il fallait aller loin et se hasarder sur les confins de la plaine. Là nous n’avions pas le dessus, et mon oncle Laurent, le plus hardi de tous, fut grièvement blessé à une escarmouche. Il fallut chercher d’autres ressources. Jean les suggéra. Ce fut de se glisser dans les foires sous divers déguisemens et d’y commettre des vols habiles. De brigands, nous devînmes filous, et notre nom détesté s’avilit de plus en plus. Nous établîmes des accointances avec tout ce que la province recelait de gens tarés, et par un échange de services frauduleux, nous échappâmes encore une fois à la misère.

Je dis nous, car je commençais à faire partie de cette bande de coupe-jarrets, quand mon grand-père mourut. Il avait cédé à mes prières et m’avait associé à quelques-unes des dernières courses qu’il tenta. Je ne vous ferai point d’excuses ; mais vous voyez devant vous un homme qui a fait le métier de bandit. C’est un souvenir qui ne me laisse nul remords, pas plus qu’à un soldat d’avoir fait campagne sous les ordres de son général. Je croyais encore vivre au moyen-âge. La force et la sagesse des lois établies étaient pour moi des paroles dépourvues de sens. Je me sentais brave et rigoureux. Je me battais ; il est vrai que les résultats de nos victoires me faisaient souvent rougir ; mais, n’en profitant pas, je m’en lavais les mains, et je me souviens avec plaisir d’avoir aidé plus d’une victime terrassée à se relever et à s’enfuir.

Cette existence m’étourdissait par son activité, ses dangers et ses fatigues. Elle m’arrachait aux douloureuses réflexions qui eussent pu naître en moi. En outre elle me soustrayait à la tyrannie immédiate de Jean. Mais quand mon grand-père fut mort, et notre bande dégradée par un autre genre d’exploits, je retombai sous cette odieuse domination. Je n’étais nullement propre au mensonge et à la fraude. Je montrais non-seulement de l’aversion, mais encore de l’incapacité pour cette industrie nouvelle. On me regarda comme un membre inutile, et les mauvais procédés recommencèrent. On m’eût chassé si on n’eût craint que, me réconciliant avec la société, je ne devinsse un ennemi dangereux. Dans cette alternative de me nourrir, ou d’avoir à me redouter, il fut souvent délibéré (je l’ai su depuis) de me chercher querelle, et de me forcer à une rixe dans laquelle on se déferait de moi.