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MAUPRAT.

plaine par un pâturage fermé de haies. Là toute trace de sentier disparaissait. Je franchis la haie au hasard et tombai dans un champ. La nuit était noire ; eût-il fait jour, il n’y avait pas moyen de s’orienter à travers des héritages[1] encaissés dans des talus hérissés d’épines. Enfin je trouvai des bruyères, puis des bois, et mes terreurs un peu calmées se renouvelèrent ; car, je l’avoue, j’étais en proie à des terreurs mortelles. Dressé à la bravoure comme un chien à la chasse, je faisais bonne contenance sous les yeux d’autrui. Mu par la vanité, j’étais audacieux quand j’avais des spectateurs ; mais livré à moi-même dans la profonde nuit, épuisé de fatigue et de faim, quoique je ne sentisse nulle envie de manger, bouleversé par les émotions que je venais d’éprouver, assuré d’être battu par mes oncles en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer que si j’eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-Mauprat, j’errai jusqu’au jour dans des angoisses impossibles à décrire. Les hurlemens des loups, heureusement lointains, vinrent plus d’une fois frapper mon oreille et glacer mon sang dans mes veines ; et comme si ma position n’eût pas été assez précaire en réalité, mon imagination frappée venait y joindre mille images fantastiques. Patience passait pour un meneur de loups. Vous savez que c’est une spécialité cabalistique accréditée en tout pays. Je m’imaginais donc voir paraître ce diabolique petit vieillard escorté de sa bande affamée, ayant revêtu lui-même la figure d’une moitié de loup, et me poursuivant à travers les taillis. Plusieurs fois des lapins me partirent entre les jambes, et de saisissement je faillis tomber à la renverse. Là, comme j’étais bien sûr de n’être pas vu, je faisais force signes de croix, car en affectant l’incrédulité, j’avais nécessairement au fond de l’ame toutes les superstitions de la peur.

Enfin, j’arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J’attendis dans un fossé que les portes fussent ouvertes, et je me glissai à ma chambre sans être vu de personne. Comme ce n’était pas précisément une tendresse assidue qui veillait sur moi, mon absence n’avait pas été remarquée durant la nuit ; je fis croire à mon oncle Jean, que je rencontrai dans un escalier, que je venais de

  1. C’est le nom qu’on donne à la petite propriété.