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MAUPRAT.

à tous les meubles ; néanmoins il avait eu assez d’empire sur son cerveau pour raisonner juste. J’ai toujours remarqué que le vin agissait beaucoup plus sur les muscles des paysans que sur leurs nerfs ; qu’ils divaguaient difficilement, mais qu’au contraire les excitans produisaient en eux une béatitude que nous ne connaissons pas, et qui fait, de leur ivresse, un plaisir tout différent du nôtre et très supérieur à notre exaltation fébrile.

Quand nous nous trouvâmes seuls, Marcasse et moi, quoique nous ne fussions pas gris, nous nous aperçûmes que le vin nous avait donné une gaieté, une insousciance que nous n’aurions pas eue à la Roche-Mauprat, même sans l’aventure du fantôme. Habitués à une franchise mutuelle, nous en fîmes la réflexion, et nous convînmes que nous étions beaucoup mieux disposés qu’avant souper à recevoir tous les loups-garous de la Varenne.

Ce mot de loup-garou me rappela l’aventure qui m’avait mis en relation très peu sympathique avec Patience, à l’âge de treize ans. Marcasse la connaissait, mais il ne soupçonnait guère le caractère que j’avais à cette époque, et je m’amusai à lui raconter ma course effarée à travers champs, après avoir été fustigé par le sorcier. Cela me fait penser, lui dis-je en terminant, que j’ai l’imagination facile à exalter et que je ne suis pas inaccessible à la peur des choses surnaturelles. Ainsi le fantôme de tantôt… — N’importe, n’importe, dit Marcasse en examinant l’amorce de mes pistolets et en les posant sur ma table de nuit, n’oubliez pas que tous les coupe-jarrets ne sont pas morts ; et que si Jean est de ce monde, il fera du mal jusqu’à ce qu’il soit enterré et enfermé à triple tour chez le diable.

Le vin déliait la langue de l’hidalgo, qui ne manquait pas d’esprit lorsqu’il se permettait ces rares infractions à sa sobriété habituelle. Il ne voulut pas me quitter, et fit son lit à côté du mien. Mes nerfs étaient excités par les émotions de la journée, je me laissai donc aller à parler d’Edmée, non de manière à mériter de sa part l’ombre d’un reproche, si elle eût entendu mes paroles, mais cependant plus que je n’aurais dû me le permettre avec un homme qui n’était encore que mon subalterne, et non mon ami, comme il le devint plus tard. Je ne sais pas positivement ce que je lui dis de mes chagrins, de mes espérances et de mes inquiétudes ;