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MAUPRAT.

et je la fuyais pour ne pas succomber à la tentation de l’épouser. Tout cela avait tant de vraisemblance, qu’il eût été difficile de faire accepter au public la véritable version. Elle le fut d’autant moins, qu’Edmée n’avait pas voulu agir en conséquence, et faire cesser les méchans bruits en donnant sa main à un homme qu’elle ne pouvait pas aimer. Telles étaient les causes de son isolement ; je ne les sus bien que plus tard. Mais voyant l’intérieur si austère du chevalier et la sérénité si mélancolique d’Edmée, je craignis de faire tomber une feuille sèche sur cette onde endormie, et je suppliai l’abbé de rester auprès d’elle jusqu’à mon retour. Je ne pris avec moi que mon fidèle sergent Marcasse, qu’Edmée n’avait pas voulu laisser s’éloigner de moi, et qui partageait la cabane élégante et la vie administrative de Patience.

J’arrivai à la Roche-Mauprat, par une soirée brumeuse, aux premiers jours de l’automne ; le soleil était voilé, la nature s’assoupissait dans le silence et dans la brume ; les plaines étaient désertes, l’air seul était rempli du mouvement et du bruit des grandes phalanges d’oiseaux de passage ; les grues dessinaient dans le ciel des triangles gigantesques, et les cicognes, passant à une hauteur incommensurable, remplissaient les nuées de cris mélancoliques, qui planaient sur les campagnes attristées comme le chant funèbre des beaux jours. Pour la première fois de l’année, je sentis le froid de l’atmosphère, et je crois que tous les hommes sont saisis d’une tristesse instinctive à l’approche de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimats quelque chose qui rappelle à l’homme la prochaine dispersion des élémens de son être.

Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon compagnon et moi, sans nous dire une seule parole ; nous avions fait un long détour pour éviter la tour Gazeau, que je ne me sentais pas la force de revoir. Le soleil se couchait dans des voiles gris quand nous franchîmes la herse de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée, le pont ne se levait plus, et ne donnait plus passage qu’à de paisibles troupeaux et à leurs insoucians pâtours. Les fossés étaient à demi comblés, et déjà l’oseraie bleuâtre étendait ses rameaux flexibles sur les basses eaux ; l’ortie croissait au pied des tours écroulées, et les traces du feu semblaient encore fraîches sur les murs. Les bâtimens de ferme étaient tous renouvelés, et la basse-cour, pleine de bétail, de volailles, d’enfans, de chiens