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sur moi de le satisfaire ; c’était une véritable contrariété pour mon bon oncle que ma résistance. Je me soumis ; et résolu à me vaincre, je pris congé d’Edmée pour deux jours. L’abbé voulait m’accompagner pour me distraire des tristes pensées qui allaient m’assiéger ; mais je me fis scrupule de l’éloigner d’Edmée pendant ce court espace de temps ; je savais combien il lui était nécessaire. Attachée comme elle l’était au fauteuil du chevalier, sa vie était si grave, si retirée, que le plus petit évènement s’y faisait sentir. Chaque année avait augmenté son isolement, et il était devenu à peu près complet depuis que la caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons et les bons mots, enfans joyeux du vin. Il avait été grand chasseur, et la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa fête, avait rassemblé jadis autour de lui, à cette époque, toute la noblesse du pays. Long-temps les cours avaient retenti des hurlemens de la meute ; long-temps les écuries avaient serré deux longues files de chevaux fringans entre leurs stalles luisantes ; long-temps la voix du cor avait plané sur les grands bois d’alentour, ou sonné la fanfare sous les fenêtres de la grand’salle, à chaque toast de la brillante compagnie. Mais ces beaux jours avaient disparu depuis long-temps ; le chevalier ne chassait plus, et l’espoir d’obtenir la main de sa fille ne retenait plus autour de son fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse, de ses attaques de goutte, et des histoires qu’il redisait le soir, ne se souvenant plus de les avoir dites le matin. Les refus obstinés d’Edmée et le renvoi de M. de La Marche avaient causé bien de la surprise et donné lieu à bien des recherches de curiosité. Un jeune homme amoureux d’elle, éconduit comme les autres, et poussé par un sot et lâche orgueil à se venger de la seule femme de sa classe, qui, selon lui, eût osé le repousser, découvrit qu’Edmée avait été enlevée par les coupe-jarrets, et fit courir le bruit qu’elle avait passé une nuit d’orgie à la Roche-Mauprat. C’est tout au plus s’il daigna dire qu’elle n’avait cédé qu’à la violence. Edmée imposait trop de respect et d’estime pour qu’on l’accusât de complaisance avec les brigands ; mais elle passa bientôt pour avoir été victime de leur brutalité. Marquée d’une tache ineffaçable, elle ne fut plus recherchée de personne. Mon absence ne servit qu’à confirmer cette opinion. Je l’avais sauvée de la mort, disait-on, mais non pas de la honte, et je ne pouvais en faire ma femme ; j’en étais amoureux,