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sa large main vers le ciel : « Les paroles du Cantique ! Maintenant, je puis mourir, mes yeux ont vu celui que j’attendais. » L’hidalgo ne dit rien, il leva son chapeau comme de coutume, et s’asseyant sur une chaise, il devint pâle, et ferma les yeux. Son chien sauta sur ses genoux en témoignant sa tendresse par des essais de petits cris qui se changeaient en éternuemens multipliés. ( Vous savez qu’il était muet de naissance.) Tout tremblant de vieillesse et de joie, il alongea son nez pointu vers le long nez de son maître ; mais son maître ne lui répondit pas comme à l’ordinaire : À bas, Blaireau ! — Marcasse était évanoui.

Cette ame aimante, qui ne savait pas plus que celle de Blaireau se manifester par la parole, succombait sous le poids de son bonheur. Patience courut lui chercher un grand pichet de vin du pays, de seconde année, c’est-à-dire du plus vieux et du meilleur possible ; il lui en fit avaler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L’hidalgo excusa sa faiblesse en l’attribuant à la fatigue et à la chaleur ; il ne voulut ou ne sut pas l’attribuer à son véritable motif. Il est des ames qui s’éteignent, après avoir brûlé pour tout ce qu’il y a de beau et de grand dans l’ordre moral, sans avoir trouvé le moyen et même sans avoir senti le besoin de se manifester aux autres.

Quand les premiers élans furent calmés chez Patience, qui était aussi expansif que son ami l’était peu. — Ah ! ça, me dit-il, je vois, mon officier, que vous n’avez pas envie de rester ici long-temps. Allons donc vite où vous êtes pressé d’arriver. On va être bien surpris et bien content, je vous jure. — Nous pénétrâmes dans le parc, et en le traversant, Patience nous expliqua le changement survenu dans son habitation et dans sa vie. — Quant à moi, vous voyez que je n’ai pas changé, nous dit-il. Même tenue, mêmes allures ; et si je vous ai servi du vin tout à l’heure, je n’ai pas cessé pour cela de boire de l’eau. Mais j’ai de l’argent et des terres, et des ouvriers, dà ! Eh bien ! tout cela, c’est malgré moi, comme vous allez le savoir. Il y a trois ans environ, Mlle Edmée me parla de l’embarras où elle était pour faire la charité à propos. L’abbé était aussi malhabile qu’elle. On les trompait tous les jours, en leur tirant de l’argent pour en faire un méchant usage, tandis que des journaliers, fiers et laborieux, manquaient de tout, sans qu’on pût le savoir. Elle craignait de les humilier en allant s’enquérir de leurs be-