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Patience avait pris cette étrange résolution à l’âge de quarante ans, il en avait soixante lorsque je le vis pour la première fois, et il jouissait d’une force physique extraordinaire. Il avait bien quelques habitudes de promenade chaque année ; mais à mesure que je vous dirai ma vie, j’entrerai dans le détail de la vie cénobitique de Patience.

À l’époque dont je vais vous parler, après de nombreuses persécutions, les gardes forestiers, par crainte de se voir jeter un sort, plutôt que par compassion, lui avaient enfin concédé la libre occupation de la tour Gazeau, non sans le prévenir qu’elle pourrait bien lui tomber sur la tête au premier vent d’orage, à quoi Patience avait philosophiquement répondu que si sa destinée était d’être écrasé, le premier arbre de la forêt serait tout aussi bon pour cela que les combles de la tour Gazeau.

Avant de vous mettre en scène mon personnage de Patience, et tout en vous demandant pardon de la longueur trop complaisante de cette biographie préliminaire, je dois encore vous dire que dans l’espace de ces vingt années, l’esprit du pasteur avait suivi une nouvelle direction. Il aimait la philosophie, et malgré lui, le cher homme, il reportait cet amour sur les philosophes, même sur les moins orthodoxes. Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau le transportèrent, malgré toute sa résistance intérieure, dans des régions nouvelles, et un matin qu’au retour d’une visite à des malades, il avait rencontré Patience herborisant pour son dîner sur les rochers de Crevant, il s’était assis près de lui sur la pierre druidique, et lui avait fait à son propre insu la profession de foi du vicaire savoyard. Patience mordit beaucoup plus volontiers à cette religion poétique qu’à l’ancienne orthodoxie. Le plaisir avec lequel il écouta le résumé des doctrines nouvelles engagea le curé à lui donner secrètement quelques rendez-vous sur des points isolés de la Varenne, où ils devaient se rencontrer comme par hasard. Dans ces conciliabules mystérieux, l’imagination de Patience, restée si fraîche et si ardente dans la solitude, s’enflamma de toute la magie des idées et des espérances qui fermentaient alors en France depuis la cour de Versailles jusqu’aux bruyères les plus inhabitées. Il s’éprit de Jean-Jacques, et s’en fit lire tout ce qu’il lui fut possible d’en écouter, sans compromettre les devoirs du curé. Puis il se fit donner un