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M. Guizot se remit alors en quête de collègues. Il s’était engagé à présenter un ministère au roi, dès que M. Molé aurait échoué dans la formation du sien. Mais ce cabinet n’existait même pas dans la tête de M. Guizot, qui, las de frapper de porte en porte, et se trouvant sans doute dans le quartier de M. Thiers, se hasarda à faire un coup de tête et à risquer une démarche auprès de lui. Les deux interlocuteurs ont rendu longuement compte de cette conférence, où M. Thiers montra tant d’esprit, et une sorte d’esprit bien rare en nos temps, l’esprit de conduite. Ce fut un moment où l’orgueil satisfait aurait bien pu fausser un jugement droit, que celui où M. Guizot, assis au foyer de M. Thiers, lui fit une si éclatante réparation de tous les dédains, de tous les reproches d’imprudence et de légèreté qui lui ont été adressés depuis sa sortie du ministère ! M. Thiers, l’homme impossible, celui qu’une nouvelle révolution seule pouvait ramener au pouvoir, M. Thiers était sollicité par M. Guizot de le reprendre en main ! Quel changement subit d’opinion ! M. Thiers fit doucement sentir à M. Guizot que leur réunion serait un sujet d’étonnement pour la France ; il lui montra malignement ses livres, ses cartes, tous les objets de ses études, et lui dit qu’en certaines circonstances il fallait savoir se borner à la vie contemplative ; que, pour lui, il l’acceptait patiemment, et que l’ambition de devenir ministre ne l’aveuglerait jamais au point de vouloir concilier le feu et l’eau, comme il semblait que M. Guizot voulût faire, en lui offrant de se réunir, et de réunir leurs amis. Il fallait, ajouta M. Thiers, montrer au pays qu’on prenait au sérieux son rôle et ses devoirs, sans quoi on s’exposerait à être puni par une prompte déconsidération. Ce sont là les discours que l’homme léger tint à l’homme sérieux ! Ce fut ainsi que répondit l’ambitieux au philosophe ! Il est vrai que, pour raccommoder les choses, le Journal de Paris déclara que la démarche de M. Guizot près de M. Thiers n’avait d’autre but que de constater, 1o  que M. Thiers n’est pas en ostracisme, mot classique et que le conseil de l’instruction publique ne manquera pas d’approuver ; 2o  que M. Thiers a des engagemens avec le parti révolutionnaire ; c’est-à-dire, en d’autres termes, 1o  que M. Guizot conserve toujours et étend à toutes choses son ancienne opinion sur l’intervention en Espagne, quand il disait au conseil qu’on peut prendre l’une et l’autre voie, puisqu’il va, sans hésiter, de M. Molé à M. Thiers ; 2o  que M. Guizot, franchissant le seuil de M. Thiers, lui tendant affectueusement la main, et lui faisant un tableau plein de charme des douceurs du ministère du 11 octobre, ne songeait qu’à profiter de ses paroles, et à l’attirer dans un piége habilement tendu, mais plus habilement évité, on en conviendra. Quels amis que les amis de M. Guizot ! et quelle admirable justification d’une démarche qui ainsi se trouve fâcheuse pour l’esprit de