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MAUPRAT.

sa tabatière en la posant sur la table, lorsque vos argumens l’emportent sur les siens en politique, ou lorsque vous le gagnez aux échecs. Pour moi, je sens que mes veines sont aussi larges que si j’étais née dans les nobles rangs du peuple, et je ne crois pas que jamais aucun Mauprat ait brillé à la cour par la grace de ses manières. Comment donc voudriez-vous que je fisse grand cas de la vie, étant née brave ? Il est pourtant des instans de faiblesse où je me décourage de reste et m’apitoie sur mon sort comme une vraie femme que je suis. Mais que l’on me fâche, que l’on me menace, et le sang de la race forte se ranime ; et alors, ne pouvant briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire de pitié de ce qu’il espère me faire peur. Tenez, l’abbé, que ceci ne vous paraisse pas une exagération ; car demain, ce soir peut-être, ce que je dis peut se réaliser : depuis que ce couteau de nacre, qui n’a pas l’air bien matamore, mais qui est bon, voyez ! a été affilé par don Marcasse (qui s’y entend), je ne l’ai quitté ni jour ni nuit, et mon parti a été pris. Je n’ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup de couteau, aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon cheval. Eh bien ! cela posé, mon honneur est en sûreté, ma vie seule tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu’aura bu, un de ces soirs, M. Bernard ; à une rencontre, à un regard qu’il aura cru surprendre entre de La Marche et moi ; à rien peut-être ! Qu’y faire ? Quand je me désolerais, effacerais-je le passé ? Nous ne pouvons arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m’ait conduite à la chasse, qu’elle ne m’ait égarée dans les bois et fait rencontrer un Mauprat, qui m’a conduite dans son antre, où je n’ai échappé à l’opprobre et peut-être à la mort, qu’en liant à jamais ma vie à celle d’un enfant sauvage qui n’avait aucun de mes principes, aucune de mes idées, aucune de mes sympathies, et qui peut-être (et qui, sans doute, devrais-je dire) ne les aura jamais ? Tout cela, c’est un malheur. J’étais dans tout l’éclat d’une heureuse destinée, j’étais l’orgueil et la joie de mon vieux père, j’allais épouser un homme que j’estime et qui me plaisait ; aucune douleur, aucune appréhension n’avait approché de moi, je ne connaissais ni les jours sans sécurité, ni les nuits sans sommeil. Eh bien ! Dieu