Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/237

Cette page a été validée par deux contributeurs.
227
MAUPRAT.

tant. — Il me semble, en vérité, que vous faites assaut d’esprit et de métaphores avec Bernard, dit M. de La Marche en pliant son journal d’un air indifférent et en se rapprochant de nous. — Je l’en tiens quitte, répondis-je, blessé de cette impertinence ; qu’elle garde son esprit pour vos pareils.

Je me levai pour l’affronter, mais il ne parut pas s’en apercevoir ; et s’adossant à la cheminée avec une incroyable aisance, il dit en se penchant vers Edmée d’une voix douce et presque affectueuse :

— Qu’a-t-il donc ? — comme s’il se fut informé de la santé de son petit chien. — Que sait-on ? répondit Edmée du même ton ; puis elle se leva en ajoutant : — J’ai trop mal à la tête pour rester là. Donnez-moi le bras pour remonter dans ma chambre.

Elle sortit appuyée sur lui ; je restai stupéfait.

J’attendis, résolu à l’insulter dès qu’il serait revenu au salon. Mais l’abbé entra et peu après mon oncle Hubert. Ils se mirent à causer de sujets qui m’étaient tout-à-fait étrangers (et il en était ainsi de presque tous les sujets de conversation). Je ne savais que faire pour me venger, mais je n’osais me trahir en présence de mon oncle. Je sentais ce que je devais au respect et aux droits de l’hospitalité. Jamais je ne m’étais fait une telle violence à la Roche-Mauprat. L’outrage et la colère se manifestaient spontanément ; je faillis mourir dans l’attente de ma vengeance. Plusieurs fois le chevalier, remarquant l’altération de mes traits, me demanda avec bonté si j’étais malade. M. de La Marche ne parut s’apercevoir ni se douter de rien. L’abbé seul m’examinait avec attention. Je surprenais ses yeux bleus, où la pénétration naturelle se voilait toujours sous une habitude de timidité, attachés sur moi avec inquiétude. L’abbé ne m’aimait pas. Il m’était facile de voir que ses manières douces et enjouées devenaient froides comme malgré lui, dès qu’il s’adressait à moi ; je remarquais même qu’en tout temps son visage s’attristait à mon approche.

Me sentant près de m’évanouir, tant la contrainte que je subissais était hors de mes habitudes et au-dessus de mes forces, j’allai me jeter sur l’herbe du parc. C’était là mon refuge dans toutes mes agitations. Ces grands chênes, cette mousse centenaire qui pendait à toutes les branches, ces fleurs des bois pâles et odorantes, emblèmes des douleurs cachées, c’étaient là les amis de mon enfance, les seuls que j’eusse retrouvés sans altération, dans la