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Je retrouvai pourtant la faculté de répondre, lorsque l’abbé, m’ayant annoncé qu’il était chargé de mon éducation, m’interrogea pour savoir où j’en étais. Mon ignorance était tellement au-delà de tout ce qu’il eût pu imaginer, que j’eus honte de la lui révéler, et ma fierté sauvage reprenant le dessus, je lui déclarai que j’étais gentilhomme et que je n’avais nulle envie de devenir clerc. Il ne me répondit que par un éclat de rire, qui m’offensa beaucoup. Il me tapa doucement sur l’épaule d’un air d’amitié, en disant que je changerais d’avis avec le temps, mais que j’étais un drôle de corps. J’étais pourpre de colère quand le chevalier entra ; l’abbé lui rapporta notre entretien et ma réponse. M. Hubert réprima un sourire : — Mon enfant, me dit-il avec affection, jamais je ne veux me rendre fâcheux pour vous, même par amitié. Ne parlons pas d’études aujourd’hui. Avant d’en concevoir le goût, il faut que vous en compreniez la nécessité. Vous avez l’esprit juste, puisque vous avez le cœur noble ; l’envie de vous instruire vous viendra d’elle-même. Soupons. Avez-vous faim ? aimez-vous le bon vin ? — Beaucoup plus que le latin, répondis-je. — Eh bien ! l’abbé, pour vous punir d’avoir fait le cuistre, reprit-il gaiement, vous en boirez avec nous. Edmée est tout-à-fait hors de danger. Le médecin vous permet de vous lever et de faire quelques pas. Nous souperons dans votre chambre.

Le souper et le vin étaient si bons en effet, que je me grisai très lestement, selon la coutume de la Roche-Mauprat. Je crois que l’on m’y aida, afin de me faire parler et de connaître tout de suite à quelle espèce de rustre on avait affaire. Mon manque d’éducation surpassait tout ce qu’on avait prévu ; mais sans doute on augura bien du fond, car on ne m’abandonna pas, et on travailla à tailler ce quartier de roc avec un zèle qui marquait de l’espérance.

Dès que je pus sortir de la chambre, mon ennui se dissipa. L’abbé se fit mon compagnon inséparable tout le premier jour. La longueur du second fut adoucie par l’espérance qu’on me donna de voir Edmée le lendemain, et par les bons traitemens dont j’étais l’objet, et dont je commençais à sentir la douceur, à mesure que je m’habituais à ne plus m’en étonner. La bonté incomparable du chevalier était bien faite pour vaincre ma grossièreté ; elle me gagna rapidement le cœur. C’était la première affection de ma vie. Elle s’installait en moi de pair avec un amour violent pour sa fille,