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que cette manière d’être sentait un peu trop le Mauprat. Mais à la manière douce et quasi paternelle dont il leur parlait un instant après, et à leur zèle, qui me sembla bien différent de la crainte, je me réconciliai bientôt avec lui. Il avait d’ailleurs pour nous une exquise politesse, et s’exprimait dans les termes les plus choisis. Malheureusement, à la fin du dîner, une porte qu’on négligeait de fermer, et qui amenait un vent froid sur son vieux crâne, lui arracha un jurement si terrible, que mon ami et moi échangeâmes un regard de surprise. Il s’en aperçut. — Pardon, messieurs, nous dit-il ; je vois bien que vous me trouvez un peu inégal ; vous voyez peu de chose ; je suis un vieux rameau heureusement détaché d’un méchant tronc, et transplanté dans la bonne terre, mais toujours noueux et rude, comme le houx sauvage de sa souche. J’ai eu encore bien de la peine avant d’en venir à l’état de douceur et de calme où vous me trouvez. Hélas ! je ferais, si je l’osais, un grand reproche à la Providence, c’est de m’avoir mesuré la vie aussi courte qu’aux autres humains. Quand pour se transformer de loup en homme il faut une lutte de quarante ou cinquante ans, il faudrait vivre cent ans par-delà pour jouir de sa victoire. — Mais à quoi cela pourrait-il me servir ? ajouta-t-il avec un accent de tristesse, la fée qui m’a transformé n’est plus là pour jouir de son ouvrage. Bah ! il est bien temps d’en finir ! — Puis il se tourna vers moi, et me fixant avec ses grands yeux noirs étrangement animés : — Allons, petit jeune homme, me dit-il, je sais ce qui vous amène ; vous êtes curieux de mon histoire. Venez près du feu, et soyez tranquille. Tout Mauprat que je suis, je ne vous y mettrai pas en guise de bûche. Vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir que de m’écouter. Votre ami vous dira pourtant que je ne parle pas facilement de moi. Je crains trop souvent d’avoir affaire à des sots ; mais j’ai entendu parler de vous, je sais votre caractère et votre profession ; vous êtes observateur et narrateur, c’est-à-dire, excusez-moi, curieux et bavard. — Il se prit à rire, et je m’efforçai de rire aussi, tout en commençant à craindre qu’il ne se moquât de nous, et malgré moi je pensai aux mauvais tours que son grand-père s’amusait à jouer aux curieux imprudens qui allaient le voir. Mais il mit amicalement son bras sous le mien, et me faisant asseoir devant un bon feu, auprès d’une table chargée de tasses : — Ne vous fâchez pas, me dit-il ; je ne peux pas à mon