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et un de ses officiers un bélier et douze coqs qu’il me pria d’accepter, s’excusant de ne m’avoir pas donné à dîner dans son jardin. La provocation était directe : le rusé renard semait un grain pour recueillir un épi. Forcés de rendre cadeaux pour cadeaux, nous étions pris au dépourvu. Nous n’avions rien apporté avec nous, et nous dûmes nous contenter de ce qu’il nous fut possible de trouver dans la juiverie. Nous lui envoyâmes en présent une pièce de drap bleu, une douzaine de pains de sucre, je ne sais combien de boîtes de thé, et des mouchoirs de soie en quantité.

Le présent fut porté en grande pompe par notre hôte Bendélacq, accompagné de deux ou trois autres juifs. Ils ne reçurent pour leur peine que ce que nous leur donnâmes. L’avare Achache n’était pas homme à s’humaniser jusqu’à la bonne main. Les porteurs de son cadeau n’en avaient pas moins réclamé avidement le prix de leur mission, et nos largesses avaient amplement payé et coqs et bélier. Ainsi le barbare met scrupuleusement en pratique le grand principe de ses compatriotes, qui est de recevoir toujours et de toutes mains, mais de ne donner jamais. Salomon Levy, que nous avions consulté sur le don à faire au bacha, nous avait fortement engagés à lui envoyer tout brutalement un sac de piastres, comme la chose la plus agréable à sa cupidité. Nous apprîmes ensuite que le juif avait parlé ainsi par patriotisme et dans l’intérêt de sa nation, l’habitude d’Achache étant de revendre aux boutiquiers du Millâ les cadeaux qui ne sont pas de son goût. Il va sans dire que c’est lui qui en fixe le prix, et que, dans cette évaluation arbitraire, l’équité n’est guère consultée. C’est ce qui advint en cette occasion ; à l’exception du drap et des mouchoirs qui lui plurent, il renvoya tout le reste au marchand, en exigeant de lui deux fois la valeur de la marchandise.

En fait de cadeaux, Achache est gâté : il n’est pas dans tout l’empire un bacha qui en reçoive autant. Il doit cet avantage à la proximité de Gibraltar, dont les officiers viennent souvent chasser sur son territoire ; et la licence ne s’accorde pas gratis. Mais le cas vaut la peine de financer. Ces chasses sont fort abondantes et s’exécutent sur une grande échelle. On envoie d’avance des paysans faire des battues dans les montagnes, et il en sort des armées de sangliers. Les habits rouges, c’est ainsi que les Maures appellent les officiers anglais, en font un carnage épouvantable.