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idée ridicule ; la sortie en est sévèrement prohibée ; « car, disent-ils, si les chrétiens parvenaient à s’en procurer, il les imiteraient, et alors quels dangers ne courrait pas l’empire ! » Ils ont sur tout des notions aussi justes et des vues aussi lumineuses. J’avais acheté à Tanger un fusil qui ne put être embarqué que par contrebande, et quelques poignards que je fus obligé de cacher soigneusement dans mon manteau au moment du départ ; malgré la bonne main de rigueur, le capitaine du port n’en eût pas permis l’exportation, à moins d’une licence impériale.

Les ouvriers occupés à la fabrication de ces invincibles fusils ont l’air de cyclopes : ils ne portent, pour la plupart, qu’une simple tunique de toile ; le reste du corps est nu et noirci par le soleil et par la fumée. Rien ne donne mieux l’idée de la forge de Vulcain, telle qu’elle est représentée dans le bizarre tableau de Velasquez, l’un des chefs-d’œuvre de la galerie de Madrid. Ces forges africaines sont d’un effet non moins pittoresque, et toute cette population ouvrière a un caractère singulier. Il y a là des têtes d’une énergie âpre et sauvage, et des formes musculeuses dont la vigueur et la hardiesse rappellent souvent les robustes athlètes qui dorment demi-nus sur le môle de Naples. À défaut de Velasquez, il faudrait pour les peindre le pinceau, moitié espagnol, moitié napolitain, de Ribera.

On se fait une idée générale et collective d’un peuple d’après les premières notions qu’on a reçues ; ainsi, par exemple, accoutumés dès le berceau aux voluptueuses rêveries, aux poétiques magnificences des Mille et une nuits, nous nous représentons tous les musulmans accroupis sur les talons, la pipe à la bouche et plongés dans une éternelle immobilité. Ce n’était pas sans quelque étonnement que je voyais ceux-là forgeant, limant, battant l’enclume. Ils prenaient naïvement ma surprise pour de l’admiration, et ils croyaient sincèrement que jamais pareils chefs-d’œuvre n’avaient frappé mes regards. Instrumens et procédés, tout en est chez eux aux premiers rudimens ; mais leur ignorance persuade à leur orgueil qu’ils ont atteint en tout la perfection, et que pas une nation du monde ne peut lutter avec eux : ils nous montraient, avec une satisfaction puérile, les chiens grossiers qu’ils façonnaient à grands coups de marteau, bien convaincus que l’industrie humaine ne saurait aller plus loin. Ils n’ont pas la première idée des pistons,