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gies, des histoires de mots qui sont des histoires d’idées. Telle est celle d’un mot bien important, celui qui, dans la langue latine et ses dérivés, est devenu le nom de Dieu.

Ce mot, en sanscrit devas, en latin divus, a, dans les deux langues, le même sens, le sens de divin ou Dieu. Par un contraste singulier, il exprime, pour les Persans anciens et modernes, une idée tout opposée, il est le nom des mauvais génies, des dives. On est réduit à s’expliquer ce singulier changement de la signification primitive du mot en une signification contraire par l’antipathie du peuple parlant le zend et professant la religion de Zoroastre contre le peuple parlant le sanscrit et professant la religion des brahmanes : les dieux de l’un seraient devenus les diables de l’autre. Ce fait, tout étrange qu’il semble, n’est pas sans analogue dans l’histoire des religions. Sans parler du nom de démon, cité par M. Burnouf, que les anciens donnaient aux bons génies, tel que le génie de Socrate, plusieurs des divinités de l’antique Olympe sont devenues des puissances infernales après l’établissement du christianisme ; mille passages des Pères pourraient l’attester. Saint Martin, qui avait souvent affaire au diable, le voyait paraître en Jupiter, en Mercure, en Vénus. Le diable Apollion, au moyen-âge, n’était autre qu’Apollon ; et la dame Vénus (frau Venus) de la légende allemande du fidèle Eckart, ressemble beaucoup à une diablesse.

La même chose est arrivée aux dieux du paganisme germanique. Va trouver Odin ! est dans le Nord un juron populaire qui correspond exactement à notre que le diable t’emporte ! Et le traitement qu’on faisait éprouver aux dieux scandinaves, ils l’avaient fait jadis subir aux dieux de leurs prédécesseurs, les Finois, qu’ils avaient relégués sans miséricorde parmi les géans et les mauvais génies.

Nulle part on ne peut mieux observer ce chemin, d’un mot et d’une idée, que dans le gnosticisme. On sait qu’à force de mettre le christianisme au-dessus du judaïsme et d’être frappés de la supériorité morale de Jésus sur Jéhovah, certains gnostiques en vinrent à faire de Jéhovah le mauvais principe, et conséquens jusqu’au bout, à adorer le serpent, parce qu’il était l’ennemi de Jéhovah[1].

  1. M. Bopp voit la même réciprocité dans l’analogie d’Ahura, mot qui entre dans la