Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/542

Cette page a été validée par deux contributeurs.
538
REVUE DES DEUX MONDES.

de retenir par la ruse tout ce que l’emploi de la force lui avait fait gagner jusque-là.

Leudaste, revenu sain et sauf, avait suivi le roi jusqu’à Paris, où Frédégonde séjournait alors. Au lieu d’éviter cette ville, dangereuse pour lui, ou de ne faire que la traverser avec l’armée, il s’y arrêta, comptant que les bonnes graces du mari seraient au besoin sa sauvegarde contre la rancune de la femme[1]. Après quelques jours passés sans trop de précaution, voyant qu’il ne lui arrivait ni poursuites ni menaces, il se crut amnistié dans l’esprit de la reine, et jugea le temps venu où il pouvait se présenter devant elle. Un dimanche que le roi et la reine assistaient ensemble à la messe dans la cathédrale de Paris, Leudaste se rendit à l’église, traversa de l’air le moins timide la foule qui entourait le siége royal, et se prosternant aux pieds de Frédégonde, qui était loin de s’attendre à le voir, il la supplia de lui pardonner[2].

À cette subite apparition d’un homme qu’elle haïssait mortellement, et qui lui semblait venu là moins pour l’implorer que pour braver sa colère, la reine fut saisie du plus violent accès de dépit. La rougeur lui monta au front, des larmes coulèrent sur ses joues, et jetant vers son mari, immobile à côté d’elle, un regard amèrement dédaigneux, elle s’écria : « Puisqu’il ne me reste pas de fils sur qui je puisse me reposer du soin de poursuivre mes injures, c’est à toi, Seigneur Jésus ! que j’en remets la poursuite[3] ! » Puis, comme pour faire un dernier appel à la conscience de celui dont le devoir était de la protéger, elle se jeta aux pieds du roi, en disant avec une expression de vive douleur et de dignité blessée : « Malheur à moi ! qui vois mon ennemi, et qui ne peux rien contre lui[4] ! » Cette scène étrange émut tous les assistans, et plus que personne le roi Hilperik, sur qui retombaient à la

  1. At ille, ut erat incautus ac levis, in hoc fidens, quòd regis præsentiam meruisset… (Gregorii Turon., Hist. lib. vi, pag. 283.)
  2. Die dominico in ecclesia sancta reginæ pedibus provolvitur veniam deprecans. (Ibid.)
  3. At illa frendens et exsecrans adspectum ejus, à se repulit, fusisque lacrymis, ait : Et quia non exstat de filiis, qui criminis mei causas inquirat, tibi eas, Jesu Domine, inquirendas committo. (Ibid.)
  4. Prostrataque pedibus regis adjecit : Væ mihi, quæ video inimicum meum, et nihil et prævaleo. (Ibid.)