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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

exceptionnel, donneraient des garanties suffisantes, j’accorderais peu de moyens de gouverner l’opinion à ceux qui ont personnellement et exclusivement besoin de l’opinion.

Et si cette foule de jeunes beaux esprits qui vit du feuilleton se plaignait de n’avoir plus de moyens de publicité ou d’occasion de développement, je lui dirais : « Rendez grace à des mesures qui vous forcent à travailler et à produire ; vous faisiez un métier d’eunuques et d’esclaves ; vous étiez condamnés à baigner, à déshabiller et rhabiller sans cesse, à promener dans les rues les enfans des riches ; soyez pères à votre tour ; que vos enfans soient beaux ou difformes, forts ou malingres, vous les aimerez, car ils seront à vous. Votre vie de haine et de pitié se changera en une vie d’amour et d’espérance. Vous ne serez peut-être pas tous de grands hommes, mais du moins vous serez hommes et vous ne l’êtes pas. »

Et si pour être plus réfléchis et plus judicieux, les arrêts de la critique devenaient plus rares (ce qui serait inévitable), si les entrepreneurs de journaux se plaignaient du vide de leurs colonnes, le public de l’absence de feuilleton, pourquoi n’offrirait-on pas précisément ces pages blanches, hélas ! si désirées, et si difficiles à aborder, à tous ces talens inconnus et modestes, qui répugnent à faire de la critique sans expérience, et qui cherchent vainement les moyens de percer l’obscurité où ils s’éteignent, faute d’un éditeur qui les devine et qui leur prête son papier et ses caractères gratis ? Pourquoi tous ces jeunes feuilletonnistes que l’on force à se tenir, comme des pompiers ou des exempts de police, à toutes les représentations nouvelles, et à écrire gravement toute la nuit sur les plus ignobles pasquinades des petits théâtres (sauf à citer le déluge à propos d’un chapon), ne seraient-ils pas appelés à publier quotidiennement ces poèmes et ces romans qui dorment dans le portefeuille, ou qui sommeillent dans le cerveau, étouffés par les nécessités d’un métier abrutissant ! Pauvres enfans ! jeunes lévites de l’art, flétris dans la fleur de votre talent par les exigences scandaleuses de la presse, vous qui eussiez été avec joie, avec douceur, avec amour, et avec profit surtout, les disciples des grands maîtres, ne craignez pas que je vous condamne sans pitié, et que je méconnaisse ce qu’il y eut, ce qu’il y a peut-être encore de grand et de pur en vous ! Je sais vos secrets, je connais