Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/449

Cette page a été validée par deux contributeurs.
445
LETTRES D’UN VOYAGEUR.

sur tout, et décide que l’esclavage est la condition naturelle de l’humanité, l’indifférence son éternelle disposition, la faiblesse et l’égoïsme, son inévitable organisation, son infirmité nécessaire. Elle ne croit plus ni aux grands hommes, ni aux grandes choses, et la raison en est simple.

Pour ceux qui ont arrangé leur vie de manière à rester en dehors des graves puérilités et des pédantesques tracasseries dont se nourrissent aujourd’hui les intelligences, il y a encore bien de l’admiration pour le passé, et à cause de cela, bien de l’indulgence pour le présent ; car en voyant ce qui fut hier, on sait ce qui pourrait être demain, et l’heure qui passe, le siècle où l’on vit, ne prouvent aucune vérité absolue sur le progrès ou la dégénérescence de l’homme.

Les hommes d’actualité (comme on dit maintenant), voyant les temples calvinistes aussi dépeuplés que les temples catholiques, et les protestans faire de leur croyance aussi bon marché que nous de la nôtre, en ont inféré que la réforme avait été, dès sa naissance, la plus plate idée du monde, et la forme religieuse de cette idée la plus pauvre et la plus aride de toutes les formes. Par une réaction fort étrange et que le caprice de la mode peut seul expliquer (car du temps de Benjamin Constant, temps qui n’est pas très reculé, il y avait de toutes parts éloges et sympathies pour la réforme, aversion et déchaînement contre le catholicisme), toute la génération écrivante et déclamante se rejette dans le sein d’une orthodoxie de fraîche date, singulièrement amalgamée à un incurable athéisme, et à de magnifiques dédains pour le christianisme pratique. Des hommes littéraires fort doux, et pénétrés d’horreur pour les sauvages expiations de 93, en sont venus, à ce qu’on m’a dit, jusqu’à rédiger négligemment, entre l’opéra bouffe et le glacier Tortoni, des formules bénignes de la force de celle-ci : « Le massacre de la Saint-Barthélemy fut tout simplement une grande et sage mesure de haute politique, sans laquelle le trône et l’autel eussent été la proie des factieux. » Pour peu qu’on voie les choses de haut, il n’y a dans le massacre des huguenots ni bourreaux ni victimes, mais une guerre de légitime défense, provoquée par des complots dangereux à la sûreté de l’état, etc., etc.

Les mots factieux et sûreté de l’état ont été admirablement exploités depuis qu’il existe des oppresseurs et des opprimés. Chaque