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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

prenons la poste à frais communs et nous verrons ce soir le lac de Nantua.

Nantua.

Montagnes sans grandeur, lac sans étendue, végétation pauvre, paysage sans caractère pour quiconque a vu les Alpes. Et cependant, çà et là, un aspect singulier, une masse de roches tendres étrangement découpées, des bastions et des piliers que l’on croirait construits et sculptés par la main de l’homme, des angles de montagnes s’ouvrant sur de fraîches vallées, des sites sans noblesse, mais pleins de variété, et se succédant avec profusion sous les yeux, non ravis, mais occupés ; voilà comme le Bugey m’est apparu cette fois. Jadis je l’ai trouvé hideux. — Ne lis jamais mes lettres avec l’intention d’y apprendre la moindre chose certaine sur les objets extérieurs. Je vois tout au travers des impressions personnelles. Un voyage n’est pour moi qu’un cours de psychologie et de physiologie dont je suis le sujet, soumis à toutes les épreuves et à toutes les expériences qui me tentent, condamné à subir toute l’adulation et toute la pitié que chacun de nous est forcé de se prodiguer alternativement à soi-même, s’il veut obéir naïvement à la disposition du moment, à l’enthousiasme ou au dégoût de la vie, au caprice du califourchon, à l’influence du sommeil, à la qualité du café dans les auberges, etc., etc.

Nous nous sommes mis en tête de trouver des beautés, car on nous a déclaré sur l’honneur que ce pays a des beautés de premier ordre, et nous en croyons l’auteur du renseignement. — Nous prenons un char suisse, et nous nous faisons conduire à Mériat par une pluie battante, accompagnée de coups de tonnerre brusques, imprévus, et d’un son bizarre comme la forme des rochers qui les répercutent. Le guide se trompe de route et gravit la montagne, au lieu de descendre dans le ravin. La pluie redouble ; aucune espérance de déjeuner sur l’herbe. Nous déjeunons philosophiquement dans le char. On casse le gouleau d’une bouteille, et nous trinquons avec un phlegme britannique, quand tout à coup nous nous voyons à trois lignes du précipice. L’Automédon mouillé, et de très méchante humeur, s’est aperçu de sa méprise. Il a voulu retourner sur ses pas, le chemin est trop étroit. Le cheval refuse de se casser le cou ; c’est donc au