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ser dessous. Toutes formidables que sont ces barrières, elles ne s’abaissaient pas moins bénévolement devant nous ; mais à peine étions-nous entrés, que la double porte roulait sourdement sur ses gonds massifs, les verrous se tiraient avec un bruit sinistre, et nous demeurions prisonniers.

Du reste on nous accueillait bien, surtout les femmes ; les hommes étaient presque partout absens ; on nous introduisait dans les appartemens, on nous en faisait les honneurs avec une hospitalité qui allait quelquefois jusqu’à la collation. Les jeunes filles étalaient complaisamment sous nos yeux les richesses de leur garde robe, serrées dans des bahuts tout pareils à ceux dont usaient les élégantes au temps de Louis XIV ; elles nous expliquaient chaque partie de leur ajustement, nous en montraient l’usage sur elles-mêmes mais leurs grands yeux noirs, leur sourire fin et gracieux, nous causaient de fréquentes distractions, et nous donnions moins d’attention à la leçon qu’à la maîtresse. Les mères ne se formalisaient pas trop de nos absences, et les filles nous en savaient gré. En cinq minutes, nous étions de vieux amis, car les Juives sont aussi sociables que les Juifs le sont peu.

Assez souvent on nous prenait pour médecins, et alors nous étions reçus comme les envoyés de Dieu. Les médecins du pays (tebib) ne sont que de misérables empiriques, qui n’ont rien retenu de l’héritage d’Averroës[1]. Rivaux des santons, ce ne sont guère que des charlatans ambulans qui s’en vont de ville en ville montés sur des ânes et pourvus de pharmacies où les amulettes et les remèdes sympathiques occupent le premier rang. Ce sont nos sorciers de village. Le sultan ou quelque grand personnage tombe-t-il malade, on est obligé d’appeler des médecins ou des chirurgiens d’Europe ; et quand les épidémies fondent sur ce peuple infortuné, livré sans défense à toutes les fureurs du fléau, il est décimé cruellement. L’année précédente, le choléra avait sévi à Tétouan, et la terreur de son nom y régnait encore.

Pris pour médecin, j’avais les charges du métier si j’en avais les honneurs. Partout ailleurs j’aurais pu être dans l’embarras, mais dans ce pays d’ignorance et de superstition, on se tire aisé-

  1. On a étrangement défiguré en Europe le nom de l’illustre médecin maure : son véritable nom est Aboul-Velid-Mohammed-bnou-Roboâ, Il est vrai qu’il n’est pas facile à retenir.