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le muletier fut moins scrupuleux, il fit une infraction publique à la loi du Koran, et engloutit presque d’un seul trait une demi-bouteille de Xérès que nous lui avions abandonnée. Je n’oublierai jamais la physionomie du nègre à la vue de cette action sacrilége ; il attacha sur l’impie un regard plein à la fois de mépris et de colère, et ils échangèrent quelques paroles que nous ne comprîmes pas, mais que nous devinâmes. Que des infidèles se permissent l’usage de la liqueur interdite, ils n’en étaient ni plus ni moins dévoués à Éblis, mais qu’un fils du prophète, un blanc osât commettre un tel attentat, qu’il le commît en présence de chrétiens comme pour tourner en dérision sa propre religion, c’est là ce que ne pouvait pardonner le dévot enfant du Soudan. Pourquoi donc Allah l’avait-il arraché aux sables de son désert, si c’était pour l’amener à une pareille école ? La mimique expressive et passionnée du sauvage disait tout cela. Bien loin de partager la sainte indignation du soldat, le cuisinier maure qui nous avait suivis sur son âne avait imité le muletier, et se grisait à l’écart comme un sournois.

Est-ce que le peuple musulman aurait aussi ses esprits forts, et l’islamisme ne compterait-il déjà plus de croyans zélés et sincères que dans la race inférieure des noirs ? Un fait incontestable, c’est que ceux-ci sont beaucoup plus attachés à leur croyance que les blancs, peut-être parce qu’ils sont plus nouvellement convertis. Ces nègres sont presque tous originaires de Sénégambie ou de Guinée. On n’en compte guère plus de cent vingt mille dans tout l’empire. Ils sont esclaves pour la plupart, mais leur esclavage est fort doux (les vrais esclaves sont les Juifs) ; d’ailleurs, ils obtiennent aisément leur liberté. Généralement bons et patiens, ils sont renommés pour leur fidélité ; à ce titre, ils forment la garde du sultan, et le noyau des armées marocaines. Il y en a quelquefois jusqu’à dix mille régulièrement enrégimentés. Ceux qui ne servent pas comme soldats sont un objet de commerce comme dans les autres états barbaresques. On remarque que même en servitude, ils sont d’un caractère gai et serein, au contraire des Maures, leurs maîtres, dont l’humeur est sombre et taciturne.

On dit qu’on voit non loin de la fontaine Ain Idjeda les vestiges d’un camp retranché construit par les Romains ; j’en fus informé trop tard pour m’en assurer, et je repartis sans le voir. Une vaste lande, solitaire comme tout le reste, sépare le petit Éden dont nous