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LE MAROC.

devant la nature prosaïque et vulgaire que j’avais maintenant sous les yeux. Après le fleuve aux lauriers-roses, la campagne se dépouille de plus en plus ; la verdure devient rare et terne. Le pays est coupé sans être pittoresque ; on descend d’un plateau dans une ravine ; on remonte sur un autre plateau pour redescendre encore, sans que le paysage change non plus que le point de vue.

Toute cette contrée est morne et muette, pas un accident naturel n’y captive l’œil, pas un souvenir n’y parle à l’esprit, n’y remue le cœur ; et si l’on y est parfois rappelé de la nature à l’homme, c’est par des idées de meurtre et des monumens funèbres. De loin en loin, des tas de pierres s’élèvent tristement dans les champs ; c’est le tombeau de quelque croyant qui a péri de mort violente, et qu’on a enseveli sur le lieu même de la catastrophe ; tout fidèle qui passe jette une pierre au tas, et murmure une prière. Telle est l’origine de ces milagros si communs sur tous les chemins de la rive opposée ; seulement les Espagnols marquent d’une croix le lieu maudit, mais, comme les Maures, ils jettent en passant une pierre sur le tombeau, et disent une oraison pour l’ame de celui qui y est enfermé. La clé des mœurs populaires de la Péninsule est de l’autre côté du détroit.

À midi nous arrivâmes à une source vive appelée dans le pays Aïn Idjeda ; le lieu est charmant, tout planté de grands arbres et tapissé d’un gazon touffu. C’est une véritable oasis au milieu de ce désert monotone et nu. Nous nous y arrêtâmes pour déjeuner et pour donner quelque repos à nos montures ; elles furent débridées et s’en allèrent paître au hasard. Un ruisseau sinueux coule à quelques pas de la source, au milieu des lauriers-roses comme l’autre ; c’est là que nous nous installâmes à l’ombre d’un saule qui était bien pour nous, Européens dépaysés, le saule de Babylone. Toutefois, pour un repas d’exil, le déjeuner ne fut pas trop mélancolique, grace à la bonne humeur du voyage et au champagne consulaire. D’invisibles tourterelles roucoulaient autour de nous et la caille indigène mêlait à leur voix plaintive son cri aigu et saccadé.

Le soldat s’était jeté à quelque distance dans un épais massif de verdure, et il voyait avec une indignation mal déguisée le vin défendu circuler à la ronde ; il refusa celui que nous lui offrîmes ;