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LETTRES SUR L’AMÉRIQUE.

la nouvelle. La seule chose que les colons laissèrent derrière eux fut la misère du plus grand nombre. Le système était bon pour l’époque ; le principe d’ordre et d’hiérarchie qui y présidait, sous la seule forme possible alors, était en harmonie avec le caractère du peuple. Ce qui l’atteste, c’est que sous ce régime, auquel les Anglais conquérans n’ont rien changé, le Canada a fleuri, et la population s’y est multipliée au sein d’une douce aisance. Je n’ai vu nulle part rien qui offrît mieux l’image de l’aurea mediocritas que les jolis villages des bords du Saint-Laurent. Ce n’est pas l’ambitieuse prospérité des États-Unis, c’est quelque chose de beaucoup plus modeste ; mais s’il y a moins d’éclat, en revanche il y a plus de contentement et de bonheur. Le Canada m’a rappelé la Suisse : c’est la même physionomie de satisfaction calme et de jouissances paisibles. On parlerait du Canada, s’il n’était pas à côté du colosse anglo-américain ; on citerait ses développemens sans les prodiges des États-Unis.

On ne serait pas fondé à prétendre que les progrès du Canada se sont réalisés en dépit du mode de colonisation ; la discussion entre le parce que et le quoique est aisée à terminer dans ce cas. Tout ce que le système primitif avait d’onéreux, subsiste encore intact, et la population ne s’en plaint pas. Les redevances seigneuriales, la dîme, le droit de mouture, le four banal, y sont actuellement en pleine vigueur ; et, chose incroyable, rien de tout cela ne figure dans l’interminable liste de quatre-vingt-treize griefs récemment dressée par les Canadiens contre le régime qui les gouverne.

En France, Dieu merci, il n’y a plus de seigneurs, de vassaux ni de dîmes ; les trois ordres sont abolis : il n’y a même plus de royauté absolue ; mais nous avons un gouvernement à trois têtes qui dispose de ressources bien autrement inépuisables, de moyens d’action bien autrement énergiques. Ce pouvoir central, le seul qui subsiste maintenant, doit faire intervenir sa direction là où autrefois la royauté et les divers ordres imposaient la leur. Nous ne fonderons de colonie ni à Alger ni ailleurs, à moins que le gouvernement ne se charge d’y remplir, sauf les modifications exigées par le progrès des temps et par les circonstances, le rôle que jouèrent au Canada la noblesse et le clergé. Les intermédiaires qui existaient autrefois entre la royauté et la masse de la nation