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JEAN-SÉBASTIEN.

mélodies de son orgue, le saluer avec sérénité, il ignorait quel ennui c’est pour un musicien d’être abordé par un sot importun qui vient lui jeter à la face toute sorte de stupides louanges, et finit par l’inviter à venir improviser le soir sur le clavecin de sa fille. Du reste, Sébastien n’avait pas eu grand’peine à s’accommoder de cette solitude : il n’ignorait rien de ce qu’il avait à faire avant d’atteindre son but ; il savait que la graine ne fleurirait pas si le sol dans lequel on l’a semée ne s’épuisait à la nourrir de sa sève. Ce n’est pas lui qui aurait accusé son siècle d’ingratitude. De nos jours, il en est autrement : le premier venu qui se met à gratter une toile ou du papier, se dit tout au moins Albert Dürer ou Mozart, et si le peuple, qui d’habitude ne se traîne pas à la suite d’une école, parce qu’il les juge toutes dans son vaste bon sens, ne s’émeut pas à toutes ces merveilles de sons et de couleurs, donnant pour raison qu’il a une ame et que nul ne paraît encore s’en être occupé, alors poètes et musiciens se retirent, et ces gloires éplorées passent leur vie à se draper sur des ruines. Est-il rien de plus ridicule que ces hommes qui se font eux-mêmes une couronne avec les lauriers de leur jardin, et s’irritent si leur siècle ne la consacre pas ? Avant d’accuser son siècle d’ingratitude, il convient d’avoir fait pour lui des choses grandes et morales, et le premier venu n’est pas en droit de crier au passant : Va dire à Rome que tu as vu Marius assis sur des ruines.

Parmi tous les compositeurs sacrés de son temps, celui que Jean-Sébastien admirait le plus, c’était Dieterisch Buxtehude, organiste à Lubeck. Sébastien aimait surtout le style large de ce maître, et depuis long-temps ressentait un bien vif désir de le voir et de l’entendre travailler pendant tout un dimanche. Mais comment faire ? Avec ses revenus il avait à peine de quoi vivre, et le peu d’argent qu’il tenait de sa famille, il l’avait employé à se procurer les livres indispensables à ses études. Ainsi, faute d’argent, le voyage était impossible ; il fallait bien se résigner, et chaque fois que le désir venait, il s’asseyait devant son clavecin et commençait une fugue. Mais, hélas ! le remède ne faisait souvent qu’irriter la douleur, car le morceau qu’il étudiait était ordinairement de Buxtehude. Toutefois cette grande passion de voyage semblait s’être un peu calmée ; Sébastien paraissait avoir pris son parti, lorsqu’un jour, au sortir de la messe, un amateur, membre du corps des musiciens de la ville d’Arnstadt, lui remit une nouvelle fugue avec pé-