Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/504

Cette page a été validée par deux contributeurs.
500
REVUE DES DEUX MONDES.

Lucrèce. Enfans prodigues, ils vont paître au hasard le troupeau dispersé d’Épicure ; au reste, sans aïeul, sans chef, sans guide, ils sont tous orphelins.

Une chose pouvait les réunir. En effet, si l’asservissement prématuré du sacerdoce, si la pénurie des élémens nationaux nuisaient au développement du poème lyrique et du poème héroïque, une troisième forme restait, qui paraissait devoir résumer tout le génie romain ; c’est la forme du drame. La querelle incessante des patriciens et des plébéiens faisant le fond de leur histoire, qui ne penserait, au premier abord, que ce dût être là une situation éminemment propre aux inventions du théâtre ? Cette querelle éternelle de l’aristocratie et de la démocratie, qui commence entre Romulus et Rémus sous le figuier ruminal, qui se poursuit sur l’Aventin et dans le soliloque du mont Sacré ; ce dialogue sans fin, qui s’agite dans la paix plus que dans la guerre ; ce peuple muet qui transmet sa parole au tribun ; cette lutte acharnée dans l’enceinte des mêmes murailles ; ces péripéties continues ; ces réconciliations subites, et de nouveau ces récriminations furieuses, et au dénouement comme le dieu de la machine, tantôt un Marius, tantôt un Sylla, tantôt un César, qui, détruisant tout, renversant tout à son profit, concilie tout aussi, voilà certainement une tragédie ou une comédie historique dont chaque scène suffisait à la vie d’un poète. Sans doute elle eût été exécutée par quelque Shakspeare du mont Aventin si la violence des patriciens n’y eût mis bon ordre ; mais la loi des douze tables, en punissant de mort l’ironie plébéienne, coupa court de bonne heure à toutes les tentatives. Malgré cela, le poème fut commencé par Nœvius, qui expia son audace dans la prison des Métellus. Après lui, il fallut trois siècles avant que sa colère étouffée éclatât dans Juvénal. Rome finissait alors comme elle avait commencé, par la satire.

Lorsqu’on entre plus avant dans le temps de la décadence romaine, c’est aujourd’hui l’usage d’expliquer cette époque par ses ressemblances avec la nôtre ; on cède volontiers au plaisir de fustiger son siècle avec cette vieille férule ; et pourtant Dieu sait sur quels faux-semblans reposent presque toujours ces analogies ! Si Lucain, Silius Italicus, Stace, Claudien, marquent une chute si prodigieuse dans l’art, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont altéré la diction et la langue. Jusqu’au dernier soupir, les Romains