Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/503

Cette page a été validée par deux contributeurs.
499
POÈTES ÉPIQUES.

à son propre instinct, eût dû produire à la fin une grande chronique nationale, moitié fictive, moitié réelle, et telle peut-être que le Schanameh des Persans et que les Sagas d’Islande. Cette voie se présentait à Virgile ; pour la suivre, il lui suffisait de résumer dans son œuvre, comme dans un Panthéon, les rudes poètes qui l’avaient précédé. Il pouvait aussi sortir des formes nationales, et s’élever, par l’imitation d’Alexandrie, à une sorte d’épopée abstraite et savante ; c’est là le parti qu’il choisit : c’est celui qui était dans le génie de son temps. Le vieil esprit de Rome était mort avec Caton ; l’esprit cosmopolite avait vaincu avec César. La tradition d’Énée, quelle que soit son origine, marque au moins l’alliance de la Grèce et de Rome. C’est sur l’idée de la parenté de ces deux civilisations que repose l’œuvre de Virgile. Dans ce sens, ce poème, plus cosmopolite que romain, a pour unité l’unité même de l’antiquité. L’Énéide clôt comme d’un sceau le paganisme ; son rapport avec l’Iliade est le même que celui du Paradis perdu avec la Bible. Homère et Virgile sont unis entre eux comme le sont le commencement et la fin d’un même monde. C’est la queue du serpent qui va rejoindre sa tête. En outre, si Homère marque le lien de l’Orient et de la Grèce, Virgile marque celui de la Grèce et de l’Italie ; et par ce côté, il s’est attaché à l’une de ces idées qui appartiennent à l’épopée philosophique du genre humain. D’où il arriva qu’au moyen-âge il représenta lui seul l’antiquité tout entière, et qu’il devint un personnage plus poétique que son poème. Les légendes des monastères firent de lui un prophète moitié païen, moitié chrétien, qui survivait à tout un monde détruit. Parmi les ruines de l’empire romain, il resta comme le spectre de la poésie antique ; ombre vagabonde qui devait initier Dante à la cité des morts.

Malgré cela, Virgile ne peut servir de centre à l’histoire de la poésie latine. Les poètes romains ne forment pas autour de lui une étroite famille, comme les Grecs autour d’Homère ; et l’avare festin de l’Énéide ne les nourrit pas tous ensemble de ses débris. C’est dans Rome que s’est brisé, pour la première fois, le chœur antique des rhapsodes et des muses. L’inspiration religieuse et populaire, qui jusque-là tenait tout réuni, a disparu. Chacun s’en va sans savoir où, l’un dans sa joie, l’autre dans sa douleur. Les poètes ne sont plus frères. Plus d’unité, plus de lien, plus de système qui les rassemble, si ce n’est peut-être le matérialisme de