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POÈTES ÉPIQUES.

que, il n’était besoin que du concours du monde matériel, aucune tradition, aucune histoire, ne seraient plus riches en cela que la tradition et que l’histoire romaines. Il suffit de rappeler les principaux sujets qu’elles fournissent, et qui touchent à tous les rapports du monde antique. — La tradition d’Énée, — l’époque des rois, — les guerres puniques, — César, — les invasions des Barbares. — Ces sujets ont été traités séparément par Nœvius, Ennius, Virgile, Lucain, Silius Italicus, Claudien. Mais chacun d’eux porte en soi un vice commun à tous, et que rien ne peut racheter. Rome a beau être placée au cœur du monde, un univers tout entier échappe constamment à sa conquête, je veux dire l’univers impalpable des croyances et des idées. Le monde réel dominait trop fortement chez elle le monde idéal, pour qu’il pût s’établir entre eux les justes proportions d’où naît l’harmonie de l’art ; l’action surpassait la pensée, l’histoire opprimait le poème. Entre la terre et le ciel, l’accord ne fut jamais parfait, et la faute en fut toujours aux dieux.

Premièrement, les dieux étrangers, sortis de la Grèce, restent froids et inanimés dans leur nouvelle patrie ; point de sympathie ni d’alliance entre eux et les évènemens au milieu desquels le poète les transporte. Ils ne sont pas nés de ce sol, ils n’ont pas grandi avec ce peuple. C’est un monde qu’ils ignorent, qu’ils protègent sans l’avoir fait, qu’ils condamnent sans le haïr, qu’ils servent sans l’aimer. Pour eux, les honneurs politiques du culte romain ne valent pas l’indépendance des monts de la Thrace. Dans le Panthéon d’Agrippa, ils regrettent la liberté de l’Olympe et le grand ciel d’Homère ; à proprement parler, ils sont prisonniers de guerre dans l’épopée latine. Comme des rois vaincus, ils suivent, enchaînés et muets dans l’Énéide, le char de triomphe de l’imagination romaine.

Autre difficulté. Ces dieux ont beau arriver de toutes les parties du monde antique dans le Panthéon latin, ils ne le remplissent qu’à peine, car leur nombre augmente en raison inverse de la foi. D’abord, à mesure que les dieux étrusques commencent à déchoir, leurs sièges vides sont occupés par les dieux grecs. Ceux-ci, venant à décliner à leur tour, les dieux orientaux sont admis à leur place ; les Romains en usent avec l’Olympe comme les modernes avec leurs chambres hautes : ils créent à volonté, selon le