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dans une mesure égale, presque autant d’imagination que de science, et par-dessus tout cela, une ardeur de prosélytisme, une gravité, un héroïsme d’intelligence, tels qu’il est bien difficile à ses adversaires même de prononcer son nom sans vénération. Imaginez un Curtius érudit, toujours prêt à se jeter dans les gouffres inconnus. C’est de lui qu’on pouvait dire à juste titre, qu’il prophétisait le passé, tant il excellait à découvrir dans l’histoire de merveilles inconnues à ce passé lui-même. Cet homme était Niebuhr ; esprit, ame, imagination du nord, s’il en fut jamais ; vrai Scandinave sous la figure d’un compatriote de Montesquieu et de Montaigne ; il tenait d’ailleurs de cette grande époque de guerre, où la nation allemande, maniant à la fois l’épée et la truelle, combattait en même temps qu’elle bâtissait, dans sa poésie et dans sa philosophie, l’édifice de ses rêves. Personne ne sentit plus que Niebuhr l’héroïsme des passions de ce temps-là. De son camp d’érudit, il commença par attaquer Napoléon avec le texte commenté des Philippiques de Démosthènes. Plus tard, cette épée athénienne ne suffisant plus, il travailla à épauler des batteries aux journées de Bautzen, de Lutzen, de Leipsick. Ce fut, en tout, un noble, un courageux, un implacable ennemi.

Ce fut aussi au milieu de ces passions encore refoulées, qu’il publia en 1811, la première partie de son Histoire Romaine. Cette époque est importante à constater. Les chants nationaux venaient d’acquérir dans la mêlée de l’Europe une valeur imprévue. L’expression soudaine et inculte des sentimens de la foule avait alors plus de prix que n’en avait eu jamais l’art savant et cultivé ; on entendait dans l’air comme un éternel murmure de mélodies nationales, qui précédaient le cri de la bataille. Romances espagnoles, ballades écossaises, irlandaises, chansons des Tyroliens, des Russes, des Serbes, étaient incessamment traduites d’une langue dans une autre. Les poètes comme les princes s’humiliaient devant la muse des peuples. Par-dessus tout, c’était le règne du poème des Niebelungen. On adorait de nouveau le vieux poème germanique comme une de ces reliques que l’on exhume de leurs châsses, à la veille du combat ; tout vivait, tout s’inspirait, tout s’enivrait du chant populaire, le poète, le critique, le soldat, le prêtre, le roi. Ce fut le tour de l’érudit. C’est sous cette préoccupation, ou plutôt sous cette obsession, que Niebuhr conçut sa théorie de l’his-