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due long-temps. Plus d’une fois, pour juger la théorie saint-simonienne, il se mit au point de vue du monde profane dont il eût aimé la louange et dont il redoutait le sarcasme. Bon logicien d’ailleurs, penseur infatigable, vulgarisateur habile comme peu le sont, M. Bazard trouvait, sur un thème donné, tout ce qu’il renfermait de déductions et de développemens. Il aimait, il caressait, il épuisait ces besognes partielles et de détail ; il se reposait volontiers quand elles étaient finies, demandant du loisir pour en embrasser d’autres, par fatigue peut-être, peut-être aussi par sage calcul.

M. Enfantin était d’une nature tout-à-fait opposée à celle-ci. S’étant tenu constamment à l’écart de la politique courante, il n’y avait rattaché aucun souvenir de sympathie ou de haine ; il assistait, neutre et indifférent, à ses péripéties les plus éclatantes ; il ne songeait au monde que pour l’attirer à ses convictions, et non pour s’occuper des siennes ; il ne tenait à lui que par les points d’attache avec l’avenir saint-simonien. Sa tête était en travail constant de transformations expérimentales. On eût dit un laboratoire d’idées, une forge d’où elles sortaient brutes pour passer au laminoir de M. Bazard. L’un était plus manipulateur, l’autre plus chimiste. Celui-ci écrivait mieux qu’il ne parlait ; celui-là parlait mieux qu’il n’écrivait. M. Enfantin trouvait la pensée, M. Bazard la formulait.

Si l’on voulait approfondir ce parallèle, il serait facile d’en faire résulter ce regret, que ces deux esprits éminens ne soient pas demeurés dans un poste où ils s’aidaient, où ils se tempéraient l’un l’autre. M. Enfantin harcelant M. Bazard chaque jour, à toute heure, pour qu’à un théorème démontré succédât un théorème nouveau ; le provoquant à des hardiesses successives et infinies ; lui disant sans cesse « en avant, » quand celui-ci voulait attendre et voir ; M. Enfantin, frappant coup sur coup, sans réserve et sans mesure, était la personnification du monde nouveau, pressé d’arriver, pressé de jouir, pressé de régner, pressé de s’installer dans une place prise. M. Bazard, cherchant des biais, critiquant beaucoup et doctrinant peu, était l’organe d’un procédé transitoire, une voix de conciliation entre l’ordre nouveau et l’ordre ancien. M. Enfantin se tenait sur la voie de l’imagination et de la théorie, M. Bazard sur celle de la logique et de la pratique ; l’un devait s’adresser au sentiment,