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depuis, ni aversion ni malveillance. L’égalité despotique a cet avantage qu’elle rend philosophe ; le même coup de dé qui fait d’un soldat un kaïd fait d’un kaïd un soldat, et cette perpétuelle instabilité est une leçon permanente d’impartialité et de modération.

Le traitement fixe du kaïd est d’environ 100 francs par mois (20 piastres), et il doit au trésor un tribut annuel du double ou triple. Tout est fondé sur ce principe, d’où il résulte que tout fonctionnaire est un concussionnaire public. Quand un kaïd a bien prévariqué et pressuré long-temps le peuple, le sultan le destitue et confisque tout ; nous en avons vu un exemple dans le kaïd d’Azamor. Afin de prévenir les soupçons, les gouverneurs les plus riches affectent une grande simplicité ; ils affichent la pauvreté, comme on affiche ailleurs l’opulence. Le kaïd de Tanger habite une des maisons les plus simples de la ville ; il a un petit jardin à un mille des murs, et il y va toujours seul, monté sur un bidet, et accompagné d’un soldat à pied, avec qui il fait la conversation tout le long du chemin. C’est quand je le rencontrais ainsi qu’il me gratifiait du salem alikom.

Ce soir-là il y eut une procession aux flambeaux. Le matin j’avais vu un holocauste matrimonial ; le soir ce fut un baptême, je veux dire une circoncision. On portait l’enfant à la mosquée avec une pompe extraordinaire et un vacarme effroyable. La fusillade était si bien nourrie, qu’on pouvait se croire à une attaque de Bédouins ; c’était un feu de file non-interrompu ; et je crois qu’il est de la prudence, non-seulement pour les Juifs, mais même pour les chrétiens, d’éviter pareille rencontre : rien ne serait plus facile à un de ces fanatiques que de vous lâcher un coup de fusil dans l’ombre.

Au pied des murs de Tanger, du côté de la campagne, et à la porte même de la ville, est une place toute creusée de matamores, fosses profondes et circulaires où l’on conserve le blé, ainsi que cela se pratique en Calabre et ailleurs. Le sol résonne et même quelquefois s’enfonce sous le pied des chevaux, et comme on ne se hâte pas de refermer les trous, on risque de s’abîmer, la nuit, dans les entrailles de la terre. C’est sur cette place que se tient deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, le marché ou sauk. C’est un coup-d’œil pittoresque qui mérite qu’on s’y arrête. On ne vend rien là de bien précieux, mais on y vend de tout, et l’on peut y pren-