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troupes dans la province méridionale de Sous ; ils y font provision de serpens, et se répandent de là dans toutes les parties de l’empire. Une quatrième secte, celle des Ahmatcha, a des attributs que j’ignore, et les Derkaoua sont des espèces de déistes qui courent les villes et les campagnes, habillés en arlequins. La dévotion des fidèles se traduit en offrandes de toute espèce ; les riches apportent de l’argent, les pauvres des dons en nature.


À côté de ces saintetés collectives, il y en a de solitaires, ce sont les santons, sorte d’ermites qui vivent au désert et quelquefois dans les villes, mais seuls et à l’écart. Il y en a de trois espèces : les fous ou idiots, qui sont en grande vénération chez les Maures et tenus pour saints[1] ; les fanatiques de bonne foi, et les imposteurs comme partout. Tout leur est permis, et ils peuvent se passer impunément leurs caprices. Une nouvelle mariée, s’en revenant de la mosquée, traversait la place de Tanger ; un santon s’approche d’elle et s’en empare ; le mari, spectateur de l’évènement, dut se tenir pour très honoré : sa femme était béatifiée. Un autre santon fit son choix dans un essaim de jeunes filles qui revenaient du bain ; il tomba par hasard sur la plus belle, et très flattée de la préférence, la victime si brutalement immolée reçut les félicitations de ses compagnes et de sa famille. Il paraît qu’il y a aussi des santons femelles : on en cite une qui avait dévoué sa beauté au service des passans. La sainte courtisane tenait son mystique boudoir sur la route de Saffi[2] !

Je rencontrais tous les jours à Tanger un vieux santon (celui-là était imbécille), qui courait les rues ses babouches à la main en poussant des hurlemens féroces ; ses poumons résistaient à ce métier depuis vingt ans. Attirée par ses horribles cris, la population accourait, les femmes surtout, et elles baisaient cette main sale et décharnée avec une piété fervente. Quand elles manquaient la main, elles baisaient la robe. Leur action avait d’autant plus

  1. La même superstition s’attache aux crétins du Valais. On félicite la maison où il en naît, et il n’en naît que trop ; cela doit lui porter bonheur. Il y a quelque chose de touchant dans ce préjugé populaire, qui prend sous sa protection les êtres maltraités par la nature. Ce n’est au fond que de la charité.
  2. En justice le témoignage d’une sainte compte comme celui d’un homme, tandis que pour les simples mortelles, il en faut six à sept pour faire un témoin.