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espagnol, qui aima mieux voir, du haut des remparts confiés à sa garde, son jeune fils égorgé sous ses yeux, que de livrer la place à l’Infidèle. De tels noms méritent de figurer au livre d’or de l’humanité.

J’étais là me promenant sur la jetée, par une belle et fraîche matinée du mois de mai ; le soleil illuminait l’Océan et teignait d’un violet foncé le magnifique amphithéâtre des montagnes d’Afrique. La ville de Tanger brillait au pied comme un point blanc. Le vent soufflait de l’est et assez frais ; la mer d’un bleu ravissant était grosse ; le détroit bouillonnait comme un large fleuve écumeux. Malgré la morgue de notre patriotisme occidental, nous ne saurions, nous autres enfans de l’Europe, aborder froidement une autre partie du monde ; c’est du moins ce que j’éprouvai, quand la veille j’avais tout d’un coup, et au sortir d’un bois de carrascas, découvert pour la première fois la côte africaine.

Le cours de mon voyage ne me conduisait pas en Afrique, mais de là elle paraissait si belle et j’en étais si près que je fus tenté. Tandis que je dévorais le rivage opposé d’un œil de convoitise, j’aperçus un falucho, espèce de felouque à voile latine, mouillé au pied du château. C’était le courrier espagnol de Tanger ; il avait touché à Tarifa pour y prendre le vice-consul d’Espagne qui se rendait à son poste, et il levait l’ancre à l’instant même. La tentation était trop forte, j’y succombai, et me voilà voguant vers l’Afrique. Deux heures après j’étais dans la baie de Tanger.

Un voyage prémédité perd tout le charme de l’imprévu ; on s’y prépare d’ordinaire par des informations orales et par des lectures ; c’est une méthode détestable, et qui tue la spontanéité des impressions ; même avant le départ, les sens sont émoussés ; ou bien, et c’est pis encore, le spectacle de la réalité fait regretter les rêves brillans de la fantaisie. Ici, grace à Dieu, je n’avais à craindre ni désenchantement, ni mécompte : j’abordais l’inconnu les yeux fermés ; j’ignorais si complètement la topographie de l’empire marocain, que j’avais tenu jusque-là Tanger pour un préside espagnol, comme Ceuta. Une circonstance prolongea mon erreur jusqu’au port : d’aussi loin que je pus discerner les objets de la côte, je vis le pavillon espagnol flotter sur l’édifice le plus apparent de la ville ; on pouvait le prendre pour un signe de possession ; c’était le