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DE L’ESPAGNE ET DE SON HISTOIRE.

Tout accuse, en ce pays, une position manquée, quelque chose d’exceptionnel et d’anormal. Il est visible que le développement naturel de la société n’a pas parcouru au-delà des Pyrénées ses phases nécessaires. Si la Russie souffre de la civilisation en serre-chaude improvisée par Pierre-le-Grand, l’Espagne est malade aussi d’un vice organique caché dans les profondeurs de son histoire.

Après une résistance héroïque, la Péninsule subit, comme le reste du monde, le joug de Rome. Les arts et les mœurs de l’Italie s’acclimatèrent vite sous son beau ciel, et ses steppes les plus sauvages attestent encore, par d’imposantes et voluptueuses ruines, que la conquête de cette contrée fut plus complète que celle des Gaules. À la chute de l’empire, l’Espagne chrétienne et romaine reçut aussi du Nord le flot régénérateur ; la barbarie y épandit le limon de sa force fécondante, et l’empire des Goths primait alors celui des Francs, nos rudes ancêtres.

Mais, au commencement du viiie siècle, un fait nouveau se produisit qui jeta la Péninsule en dehors des voies suivies par les autres nations européennes. Les Arabes y détruisirent la puissance des Goths, et, sur les ruines d’une société romano-germaine, ils élevèrent cette civilisation sarrazine, mosaïque brillante et légère dont leur architecture semble encore la vivante image. Cependant le grand cataclysme sous lequel succomba la civilisation chrétienne en Afrique et en Asie, ne devait pas s’y reproduire. La partie la plus énergique de la population s’enfuit vers le nord, jetant dans les montagnes des Asturies, de l’Aragon et de la Navarre les bases de royaumes voués dès l’origine à une guerre incessante et impitoyable : croisade entreprise pour recouvrer les tombeaux de ses pères, et dont chaque enfant recevait le signe avec l’eau de son baptême.

Pendant que les autres nations se mêlaient, en s’étendant hors de leurs frontières, pour réagir ensuite sur elles-mêmes, et que, par ses transformations successives, le régime féodal enfantait tour à tour l’aristocratie des barons, la démocratie des communes et la suprématie des rois ; pendant que les conquêtes de l’agriculture, de la navigation et du commerce, hâtées par les croisades et une sécurité plus générale, imprimaient un mouvement progressif à la société française, l’Espagne restait vouée à la même œuvre, qu’elle suivait avec une courageuse et patiente obstination.